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Extrait Madame
Kéra
n’avait jamais témoigné d’une quelconque ferveur
religieuse, c’est pourquoi le discours prononcé fut sobre
et plutôt de nature philosophique. L’orateur souligna le
rôle culturel et social qu’elle avait joué au sein du
village et rappela la lumière apportée par les mots dans
une civilisation qu’il qualifia de «?décadente?» et de
«?noyée sous le flot abrutissant des écrans?». Il ne
résista pas au plaisir de citer son poète préféré, Achille
Chavée?: «?Il est bien superflu de raconter sa vie, il
serait plus vain encore de la recommencer.?» Du dernier
rang jaillit un fou rire réprimé non sans peine, sans
doute dû à la tension nerveuse. À la fin du discours, une
chanson d’Anne Sylvestre amplifia les émotions et plus
d’un villageois se surprit à essuyer une larme. Nombre
d’entre eux avaient tenu à rendre un dernier hommage à
cette grande dame, mais la plus affectée fut sans conteste
la jeune Ania Loiret. À son chagrin se mêlait une rancœur
dont elle n’était pas encore parvenue à se départir. Oui,
elle avait aimé madame Kéra d’un amour sincère. Oui, elle
avait chéri leur amitié, dégusté ses paroles, suivi ses
conseils avec avidité, patience, humilité. Oui, elle
devait bien le concéder?: elle éprouvait encore une
certaine forme de gratitude en dépit de ce qui avait pu se
passer. Et pourtant, elle lui en voulait encore, elle lui
en voulait tellement.
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Ce
qu'ils en ont dit
* Femmes kintsugi Le premier roman de Leïla Zerhouni nous donne à lire les fragments de vie de plusieurs personnages qui transitent dans un lieu clé : une petite librairie tenue par une passionnée de livres, Madame Kéra, dans un village paisible de Wallonie. Parcouru de nombreux flash-backs, le récit débute sur le décès de Madame Kéra et revient en arrière pour nous dévoiler peu à peu les histoires tissées au fil du temps autour de cette boulimique de lecture. On découvre alors Ania, la fille adoptive de la boulangère, qui, malgré une mère aimante, cherche à combler le gouffre de ses origines et de ses questions sans réponse à travers le refuge thérapeutique de la lecture. Plus le temps passait, plus Ania se repliait sur elle-même. La rage avait laissé place à la méfiance. Elle se défiait désormais des humains et tentait de fuir la réalité de ce monde où elle avait été jetée sans son consentement. Cette méfiance développa chez elle un goût prononcé pour les belles lettres. […] Elle s’y jeta à cœur perdu, à cœur fourbu. Désormais, elle puiserait ses amis dans son imaginaire. Elle lisait, pour effacer ses muettes souffrances et s’alléger du poids de la vie. Elle lisait pour lutter contre le vide. Elle lisait, pour tromper le fracas du temps. Elle lisait, pour s’inventer un autre moi et s’imaginer autre. Elle lisait, dans l’espoir d’en apprendre davantage sur elle-même. Elle lisait, jusqu’à parfois oublier de s’alimenter. Madame Kéra et Ania deviennent immanquablement complices et tendent une main bienveillante à toutes les personnes qui défilent au Petit Bazar à la recherche d’un peu de douceur dans les mots et les histoires des grands auteurs. Dans cette librairie, les drames classiques d’« écorchés ordinaires » se dévoilent, tantôt avec pudeur, tantôt avec force larmes, toujours avec authenticité. À la mort de Madame Kéra, Ania hérite tout naturellement de la librairie et c’est à son tour d’apprivoiser un petit oiseau blessé prénommé Yasmine. Lorsqu’on découvre les fêlures de cette jeune femme, on se dit qu’il n’y a décidément pas de hasard et que les deux héroïnes devaient se rencontrer (« une complicité s’installa bientôt entre ces ceux êtres qui semblaient taillés dans la même écorce, toutes deux passionnées par les mots et la mélodie des beaux textes »). Femmes empêchées est un roman qui porte bien son nom car le fil rouge du récit est caractérisé par ces femmes qui ont décidé de ne pas être mères en avortant ou abandonnant leur enfant pour une question de survie. Ces « mères empêchées » ont opté pour une décision difficile et leurs filles abandonnées sont invitées à mener un combat non désiré. Leïla Zerhouni ne fait pourtant pas de ses héroïnes des esclaves de leur passé inaptes à vivre à cause du choix de leurs parents. Elle nous livre un récit juste avec un style simple parsemé de quelques citations de grands auteurs, nous invitant à appréhender l’art comme une petite lumière dans la nuit, tel un guide permettant de s’appuyer sur son passé, quelque difficile qu’il soit. La brièveté du récit ne nous permet malheureusement pas de palper en profondeur les enjeux qui habitent les personnages, ce qui amoindrit la force de l’histoire. Séverine Radoux, Le Carnet et les Instants *
Dans ce premier roman, Leïla Zerhouni fait la part belle à la recherche d’identité, un journal intime imaginant la mère idéalisée tout en appréhendant de mieux la connaître, étant toutefois choyée par une mère adoptante. Sans doute faut-il avoir vécu l’absence parentale pour, enfant, voir le monde d’une façon trop tôt adulte?: «?Il lui arrivait souvent de regarder les autres s’amuser. Elle enviait l’insouciante légèreté des jeunes de son âge. Pourtant ils ne l’intéressaient guère?». Délaissée également amoureusement, Ania s’est réfugiée dans la passion des livres avec la bienveillance d’une libraire, Madame Kéra, avec cette idée que «?la littérature ne sauvera peut-être pas le monde, mais elle nous aide à le supporter?», l’auteure citant de précieuses références littéraires très variées entre Giono, Zweig ou Achille Chavée, notre poète surréaliste belge. La bienveillance cache parfois de lourds secrets qui, certainement, peuvent faire de nous des «?êtres empêchés?» à plus d’un titre, tandis que, dans ce livre, il s’agit plus précisément de femmes. Le livre rend un rôle essentiel à la gent féminine, pourvoyeuse de vie et de bien des responsabilités. La rencontre de Yasmine révélera ainsi à notre héroïne cette notion de «?femme empêchée?», proposant une des intrigues de ce roman en deux parties, l’auteure développant également un esprit universel de multiculturalité?: «?Bien que né sur cette terre au soleil de plomb, Saïd Chouki était issu d’un subtil mélange?: arrière-petit-fils d’une pianiste juive espagnole et petit-fils d’un instituteur français, il avait grandi dans la certitude que le métissage constituait un trésor. Sang arabe, berbère, juif, espagnol et français coulaient dans ses veines et épousaient ses convictions philosophiques?». La chère Belgique, évoquée à travers le plumage d’un oiseau, fait, elle aussi, partie des destins possibles?: « ?Ce soir-là, Saïd Chouki écouta avec une profonde mélancolie le chant mélodieux de son chardonneret. Le plumage jaune, rouge et noir de cet oiseau lui évoqua le drapeau d’un petit pays. Les dés étaient jetés?». L’intrigue se dévoilant tragique pour Saïd Chouki, l’auteure rappellera cependant, à travers les propos de Stefan Zweig, le sens de l’appartenance et des souvenirs les qualifiant d’«?illusion magique?». Leïla Zerhouni, avec ce premier roman, s’active avec brio dans plusieurs genres littéraires, s’affirmant non seulement en qualité de romancière, mais également en tant que poète ou épistolière quand l’héroïne s’adresse à sa mère?: «?J’ai cherché ton regard Il faisait déjà noir Nuit féconde Mère de l’ombre Si tu ne m’as pas désirée M’as-tu au moins aimée???» Profonde humanité d’une jeune auteure amoureuse sans doute des livres comme son héroïne?: «?Si sa vue ne lui permettait plus de savourer les livres, elle les toucherait, les humerait…?». Avec ce dernier extrait tant de choses sont dites?! Patrick Devaux, Reflets Wallonie-Bruxelles *
Leïla Zerhouni raconte ici l’histoire d’Ania, gamine adoptée et qui vit dans un hameau des Ardennes belges. Grâce à sa passion pour les livres, elle se lie d’amitié avec la libraire, fraîchement arrivée dans la région. C’est également à la même époque qu’elle fait la connaissance de Nico, jeune journaliste militant, et de Yasmine. Mais quelque chose manque dans son existence. Alors que tous les bonheurs se pressent à sa porte, la quête de ses origines l’empêche d’assumer pleinement son présent. Parviendra-t-elle un jour à comprendre sa mère qui l’a rejetée, celle qui parmi d’autres femmes s’est révélée incapable d’aller au bout de sa maternité, celle que le papa de Yasmine appelait avec pudeur «?une femme empêchée?»?? Née dans le Hainaut d’un couple mixte, l’auteure enseigne les langues germaniques et signe ici son premier roman. Un ouvrage sur la quête de soi, de ses origines et de la place que chacun tient dans la société. Sam Mas, Bruxelles Culture *
Des histoires douloureuses merveilleusement racontées Comme dans ses deux précédents ouvrages, Staccato (Lamiroy) et Abysse (Bleu d’Encre), Leïla Zerhouni raconte des histoires douloureuses, empreintes d’une rare sensibilité et de purs moments de bonheur, dans une belle écriture et une forme travaillée. Elle ponctue de poèmes, de rêveries, de lettres ou d’extraits de journaux intimes les chapitres plus narratifs, qui, sur un mode différent, donnent voix aux intériorités des personnages. Comme si la vie se renforçait à l’aune des drames qui l’endeuillent, des difficultés qui jalonnent son parcours. Ses livres sont ainsi des contes moraux, avec une prise dans le réel et une attache au merveilleux. Ici, l’histoire qu’elle raconte s’étend de 1994 à… 2071, c’est-à-dire qu’elle comprend un volet anticipatif qui éclairera a posteriori la partie contemporaine. Le personnage principal est Ania Loiret, une fille adoptée par la boulangère un peu effacée d’un village ardennais. Par amour des livres, Ania servira dans une librairie-papeterie du village, Le Petit Bazar. Aux côtés de madame Kéra, la libraire, elle organisera des concours de reconnaissance de poèmes. Sur les lieux, elle va rencontrer Niko, le garçon dont elle va tomber amoureuse… C’est dire si les livres vont être partout présents dans ce roman. Il raconte l’histoire de deux « femmes empêchées », de ces femmes qui ne peuvent prendre en charge leur maternité ou vont jusqu’à l’écourter, puis confier leur enfant à l’adoption. Les destinées de ces femmes sont remarquablement mises en relation, en résonance, en particulier celles d’une mère et sa fille. Les compagnons de ces femmes abandonnées au moment où le plus fort soutien est réclamé ont dû fuir, par nécessité ou par volonté, sans même savoir qu’ils avaient été ou allaient être pères. Saïd Chouki, le médecin algérien aidant, durant les années 90 noires, les femmes empêchées de son pays sera, lui, la victime de jeunes fanatiques. Il incarne le versant protecteur des femmes, plus terrien, a contrario des jeunes hommes évoqués plus hauts et qui ont été les objets de leur rêve, appelés à s’accomplir en dehors de la paternité. Leila Zerhouni maîtrise son sujet, joue avec les époques, et produit, par des scènes judicieusement choisies, une palette inédite d’émotions vives. Le roman ménage, de plus, jusqu’à la dernière page, le suspense. Un livre émouvant, joyeux, rare, qui confirme une écrivaine singulière. Un coup de cœur ! Denis Billamboz, lesbellesphrases, mesipressionsdelecture et critiqueslibres.com *
Femmes
empêchées relate la vie d’une femme, Ania Loiret
(adoptée par une célibattante boulangère dans un petit
village de l’Ardenne belge), sa quête d’identité
originelle, ses rencontres amoureuses et amicales, sa
découverte de la poésie, et sa passion plus globale pour
les livres.
Femmes empêchées au titre splendide (un néologisme construit par l’autrice Leïla Zerhouni que je vais inscrire dans ma base lexicale) déploie une farandole de personnages solaires?: madame Kéra l’étrangère motivée à ouvrir une librairie dans un coin perdu, Niko l’amoureux à l’âme passionnée et aventureuse, Yasmine trait d’union entre l’Europe et l’Afrique. Chacun.e intervient dans la vie d’Ania à différents temps, laissant la place à l’autre quand le moment est venu. Ania, héroïne ordinaire avec ses doutes et ses questionnements, reçoit et transmet à son tour, sert de liant entre sa mère adoptive (madame Loiret) et son amie plus âgée – madame Kéra –, déploie d’ingéniosité pour sauver la librairie, change le monde en restant dans son village. Ania secrète, qui déploie des poèmes à l’égard de sa mère d’origine, qui garde une part de mystère jusqu’au bout. Femmes empêchées est un écrit comme je les aime, avec une part romanesque, une part de réalité, des temps politiques pendant lesquels Leïla Zerhouni clame ce qu’elle a envie de dire. Dans ce court roman de 120 pages à l’image d’Ensemble c’est tout d’Anna Gavalda, on comprend les questionnements de la jeune fille adoptée?; on entend l’envie d’ailleurs de Niko et la colère qu’il porte, on visualise le déracinement de la famille de Yasmine et on loue la sagesse et la philosophie du père de celle-ci, gynécologue de métier qui donne l’explication au titre du livre (les femmes empêchées?: les femmes qui ne souhaitent pas aller au bout de leur maternité). Par des éclairages subtils sur des épisodes de vie des personnages (tantôt Ania, tantôt madame Kéra, tantôt Yasmine, tantôt Niko, etc.), Leïla Zerhouni aborde bien entendu la féminité, le droit d’être ou de ne pas être mère, les lois sur l’adoption (différentes en Belgique et en France), l’exil, la «?décennie noire?» du début des années 1990 en Algérie, le courage des résistants de l’ombre et de ceux qui témoignent. Par les thématiques abordées, toujours d’actualité, Leïla Zerhouni propose un récit bien écrit, dans lequel l’écrivaine a mis un peu d’elle-même et a su avec sincérité proposer des fulgurances brillantes et émouvantes. Femmes empêchées est un premier roman réussi. Philisine Cave, blog «?Je me livre?». *
Ania
vit avec sa mère adoptive, Madame Loiret, dans un
petit village ardennais. Elle se lie d’amitié avec
Madame Kéra, fraîchement débarquée dans la région.
Celle-ci a ouvert «?Le Petit Bazar?», fréquenté par
les amateurs de chocolat et de livres. Des livres et
encore des livres qui font le bonheur d’Ania, jeune
lectrice boulimique.
Ania fait la connaissance de Niko, un jeune journaliste militant et se liera d’amitié avec Yasmine, jeune femme venue du Sud. Tout est ainsi mis en place pour qu’Ania mène une vie heureuse et sans souci, mais voilà… Elle ressent un vide profond dans son existence. Qui est cette mère qui l’a abandonnée et pourquoi n’a-t-elle pas été capable d’assumer sa maternité?? Cette femme, à l’instar d’autres femmes dans son cas, que le père de Yasmine (Saïd Chouki), gynécologue dans la banlieue d’Alger, appelait «?femme empêchée?»… Leïla Zerhouni nous promène ainsi dans un roman émouvant parsemé de petits poèmes de son crû et de jolies phrases prêtant à la réflexion, comme celle-ci, par exemple, concernant notre passage ici-bas?: «?… La culture, les poèmes, la musique – la peinture aurait-elle pu ajouter –, c’est ce qui nous aide à supporter la mort. Celle des autres. Peut-être la nôtre aussi…?» La poésie ne se retrouve pas uniquement dans les petits poèmes parsemés à différents endroits du récit, mais également dans certaines descriptions comme celle particulièrement succulente que l’on découvre après que le toit de la librairie s’est effondré sous les assauts de la tempête, permettant ainsi à une pluie impétueuse de se déverser sur les livres. La façon dont certains livres seront sauvés ou pas suivant le style et les origines des auteurs est tout simplement grandiose?! Du très grand art?! Et c’est là que l’on voit la différence qui existe entre un auteur et un écrivain, ou, dans ce cas-ci, une autrice et une écrivaine?! L’écrivain(e) possède un style propre, reconnaissable entre tou (te) s?! Ici, le doute n’est pas permis, Leïla Zerhouni fait bien partie de cette catégorie. Une écrivaine à suivre donc. Alain
Magerotte, BXL Culture.
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