Extrait Il
avait mis au point un système de jouissance que ses ennemis médiocres
ne pouvaient éviter, ils creusaient chaque fois un peu plus leur
misérable condition… Dès qu’un de leurs livres paraissait et qu’il le
trouvait bon, très bon même, il s’empressait d’en faire une lecture
critique excellente, minutieuse, généreuse. Les bénéficiaires ne
comprenaient pas, ne savaient que dire, ils ne répondaient rien
évidemment, même quand leurs amis vantaient la critique du perfide
innocent. Ils rageaient en silence et ça le rendait tout bonnement
heureux. Ils se demandaient à chaque fois que sa critique était
positive s’ils étaient bénéficiaires ou victimes, ils se tourmentaient,
ne sachant que dire « merci » et encore, ils étaient sans adversaire
véritable, tout se jouait en eux et ils avalaient leur rage en secret. C’est que le Monde des Lettres en ce temps se gonflait de soi comme certains monstres des abysses, rayonnants de leurs dards empoisonnés et souriants comme des succubes. Plus que jamais, la vérité que traquaient certains auteurs ne résistait pas à l’exécration et la joie de la haine ordinaire. On s’aimait comme on s’étripe, au corps à corps, les yeux dans les yeux, mâchoires soudées. Mais c’était déjà loin, aujourd’hui, il le sentait, le pressentait, une époque plus cordiale allait apparaître si on en croyait les milliers de déclarations d’amour et d’amitié que se lançaient à tout propos les auteurs qui pullulaient dans les villes et les campagnes comme des pourvoyeurs de drogues sans effets. Ils allaient, venaient, se réunissaient, se lisaient, s’applaudissaient et évitaient soigneusement les ornières des routes mal balisées. C’était une ère de mélancolie active, faire pour ne pas se défaire un peu plus chaque jour. Chacune et chacun écrivait, ça n’avait que peu d’importance, la soupe serait servie quoi qu’il advînt et des livres-auteurs, des femmes et hommes-livres se dépensaient sur les marchés et les foires à la recherche des badauds qui se délesteraient de quelques sous en échange de leur œuvre sacrée. |
Ce qu'ils en ont dit Daniel Simon nous offre un florilège qui accumule une série de nouvelles et de textes brefs qui mêlent récits amoureux, saynètes burlesques et chroniques tendres. Né en 1952 à Charleroi, l’homme est l’auteur de nombreux ouvrages de poésie, de pièces théâtrales, de recueils, d’articles et d’essais. Depuis 2014, il se trouve à la tête des Editions Traverse. On le sait, l’art du récit court a toujours tenu du challenge, car il n’est jamais question de développer un cadenas, plutôt de le ramener à la concision pour en tirer ce qu’il possède d’essentiel. Alors que le romancier accumule les descriptions et les personnages secondaires, le nouvelliste soigne le climat et se veut coloriste. Ambiance, couleur, senteur : voilà son credo ! En un mouvement de plume, Daniel Simon nous livre dix histoires concises qui se révèlent une invitation à ne plus cogiter et à abandonner nos appréhensions, afin de nous laisser entraîner par la part d’enfance qui demeure ancrée en nous. La dernière page de couverture parle de promenade, de chevet et de rêverie … L’écriture suggestive de l’auteur, souvent poétique, nous emporte loin de la morosité du quotidien et nous fait arpenter des chemins inconnus ou oubliés. Un enchantement ! Daniel Bastié, Bruxelles-Culture *
La vie en guirlande Poète, dramaturge, nouvelliste, Daniel Simon traverse la littérature en électron libre aussi nourri de rêves éveillés que vigilant observateur des heurs et malheurs d’un monde qu’il aimerait plus juste et plus fraternel. C’est ce qu’il exprime au fil des pages de Ce n’est pas rien – Nouvelles et textes brefs, flânerie signifiante patronnée en exergue par Thomas d’Aquin : « il faut un minimum de confort pour pratiquer la vertu ». Ce qui d’ailleurs pourrait aussi se traduire par : il est plus aisé de se montrer intransigeant quand on vit dans le confort. L’ironie positive pratiquée par Simon, on la retrouve en force dans le texte qui clôt le recueil : une lecture-spectacle interprétée naguère au Château de Seneffe, intitulée Modeste proposition pour les enfants perdus, directement inspirée de la fameuse provocation de Swift relative à la famine d’Irlande. Il s’agit bien entendu pour l’auteur de destiner la majorité des nourrissons rendus « dodus et gras » à la table de « personnes de bien et de qualité » : Ils pourront en offrant leurs flancs et leur râble aux plus fines bouches de nos États, faire de leur brève existence un subtil en-cas (…) Bien préparés, ils serviront la nation mieux que vifs et miséreux, promis aux injures de leur condition. Cela dit, c’est avant tout la plume du poète qui féconde les proses formant l’essentiel du livre : les Nouvelles de notre Monde d’abord, où l’auteur exprime par des récits particuliers – paraboles entre malice et angoisse – les incertitudes et les paradoxes d’une époque en mutation rapide. Mais qui est donc cet impérial César qui, à deux reprises fait part de son contentement dans les seuls textes affichant leur date de naissance : celles de juin et d’août 2017 ? Une sensualité subtile parcourt aussi l’ensemble du recueil. Comme dans cette nouvelle où, endormie dans un tram bruxellois, une belle étrangère vêtue d’un niqab, visite en rêve les rites orientaux menant une rencontre amoureuse à la fusion érotique, avant de se réveiller, de descendre à l’arrêt et « pendant qu’on s’écartait sur son passage » de marcher avec la grâce d’une reine souriant derrière son voile Quant aux Promenades, elles enchaînent sur le plus long parcours une suite de textes (très courts pour la plupart) : une sorte de continuum, cohérent dans l’esprit de l’auteur si l’on en croit l’esperluette qui en relie discrètement les différents éléments. Et c’est bien la vie que Daniel Simon met ainsi en guirlande selon ce qui inspire son regard acéré, mais toujours empreint d’humanité, de poésie, et même d’humour, que ce soit dans l’indignation ou la réprobation comme vis-à-vis du racisme et de tout ce qui transpire « le burlesque des situations instables que vivent les hommes d’aujourd’hui ». Cela donne des saynètes divertissantes ou désenchantées, des rêveries imagées et parfois nourries de la belle mélancolie baudelairienne des rencontres évasives et des possibles qui n’ont pas eu lieu, de vrais poèmes en prose ou des appropriations malignes comme cette fable sur la manière de devenir le loup du Petit Chaperon rouge. Parfois, c’est la forme trapue de l’aphorisme qui chapeaute, non sans discernement, la page blanche : On devrait rêver le jour, on y verrait plus clair. Et la nuit, on pourrait enfin dormir. Quant à l’élégance de l’écriture, pourtant simple et directe, cela non plus, ce n’est pas rien… Ghislain Cotton, Le Carnet et les Instants *
« Ce n’est pas rien », eh non, pour s’en convaincre il suffit déjà de lire la page de titre du recueil qui comporte des informations importantes : le titre évidemment mais aussi la nature du texte : « nouvelles et promenades » et un sous-titre pas très explicite : « Modeste proposition pour les enfants perdus ». Donc si je résume ce recueil comporte des nouvelles, des promenades qui sont en fait des textes courts et un texte final qui consiste en cette fameuse proposition au sujet de laquelle je reviendrai plus loin dans ma chronique. Ce n’est effectivement pas rien ! Dans ses nouvelles Daniel Simon parle du monde qui va mal. « Le moule était cassé, semblait-il. On le savait depuis longtemps mais ça y était, la disparition d’une culture, d’une longue contribution à l’humanité semblait à son terme. » de la pollution, de la mal bouffe, « On mange, on n’arrête pas de manger, surtout les gamins, on dirait que manger est l’activité d’urgence en temps de repos : … Le diabète hurle sa joie, l’obésité clame sa victoire, l’anémie criaille ses sales coups. » de la technologie qui déborde totalement les pauvres terriens ne maîtrisant plus rien, se laissant dominer par des machines de plus en plus perverses, de plus en plus omniprésentes. « Il avait le souvenir des anciens crétins : muets, discrets, soumis à la commune mesure. Ceux d’aujourd’hui bâfraient leurs histoires au téléphone, criaillaient leurs destins contrariés, clapotaient des humeurs de fond de gorge. » Dans ses textes courts, l’auteur confirme sa vision apocalyptique d’une civilisation qui a totalement ignoré la limitation des ressources de la planète, sa capacité à absorber ses déchets et ses surplus et, plus grave encore, à accueillir des hôtes de plus en plus nombreux, de plus en plus avides de tout et de moins en moins respectueux de leur environnement. Évidemment, dans ce monde condamné à une fin qui approche de plus en plus vite, il reste l’amour et Daniel nous raconte des histoires d’amour bien insolites, un peu bizarres même. Il sait manier l’humour, la dérision, l’ironie, avec adresse, il veut nous mettre le sourire aux lèvres avant que la catastrophe nous emporte. La catastrophe, c’est aussi l’afflux des populations vers le même bout de planète où manifestement tous ne pourront pas s’entasser. Alors, il faudra bien trouver une solution radicale et Daniel, il en a une, celle qu’il expose sous le titre « Modeste proposition pour les enfants perdus ». Une proposition qui m’a fait penser à un livre de Michel Faber « Sous la peau » dans lequel des extraterrestres engraissent des humains pour s’en nourrir. Je n’en dirai pas plus mais il faut lire cette proposition avec un certain recul et bien comprendre qu’il s’agit d’une provocation pour obliger la société à réagir, à ne pas s’enliser encore plus dans les travers où elle est déjà bien embourbée. Denis Billamboz, mesimpressionsdelecture.unblog.fr *
Le livre se divise en trois parties :–Nouvelles de notre monde -Promenades -Modestes propositions pour les enfants perdus ———————————————————————————————————– Nouvelles de notre monde Ce sont sept petites nouvelles sur l’état de notre nonde. Bien sûr, jouant sur la polysémie, l’auteur le décrit tel que le perçoivent des personnages divers. Ainsi, les trois premiers sont en rupture avec ce monde changeant « où l’on court pour ne pas tomber », dépassés par le temps C’est un vieil astronome solitaire qui, au vu de la « ruche » humaine, ne reconnaît plus son monde et meurt. Les deux autres, fugueurs de leur époque, y sont ramenés, l’un en crachant son venin et l’autre, s’ennuyant tellement, qu’il devient « expert en ennui » ! Puis, c’est un violent qui ne supporte pas le bruit du monde et… « un oiseau passa qui poussait le nez dans l’indifférence du monde » et notre homme se met à chantonner, il est heureux. Ces exemples pour montrer comment va le monde… selon la manière dont on le voit, et avec le temps qui passe. Promenades Cette fois, Daniel Simon nous promène souvent sur les chemins à la fois tortueux et enchantés de l’amour (textes brefs, p.43 à 101). Mais tout d’abord, il consacre une page assassine à l’hypocrisie d’un éditeur : il flattait tous les auteurs et les tenait ainsi sous sa coupe. « C’est que le Monde des Lettres en ce temps se gonflait de soi… On s’aimait comme on s’étripe, au corps à corps, les yeux dans les yeux, mâchoires soudées ». « Chacun et chacune écrivait,ça n’avait que peu d’importance, la soupe était servie ». On perçoit l’urgence du propos abordé une seule fois. Cela dit, sur le sujet de l’amour, l’auteur, le plus souvent à la première personne, nous livre un tableau des multiples nuances dans les rapports amoureux, leurs réussites et leurs échecs. Les femmes sont observées de près et qualifiées sans complaisance quand l’amour est absent ou se délite. « Elle était de la race des tueuses, c’est en souriant qu’elle appuyait sur la détente, sans attention particulière, si ce n’est le gain d’un certain confort (…) Elle aimait les ‘Je t’aime’ à défaut de conversation » Mais on peut aussi lire la beauté féminine : « Elle était belle, de longues boucles noires tombaient sur la peau brune de son visage. Ses yeux marron brillaient, ses lèvres s’entrouvrirent… » « Je l’ai aimée belle noire cruelle comme on se coupe le cœur pour nourrir de vieux chiens, je l’ai aimée Cubaine aux bras si longs qu’ils me tenaient longtemps… » L’auteur nous emmène également dans des petits moments de vie pris sur le vif : des séparations de toutes sortes, des rencontres furtives, des petites histoires drôles, des photographies de moments fugaces à la Doisneau : la vie d’une gare, d’un magasin, d’un SDF, un pique-nique en famille… Promenades avec les yeux ouverts sur le monde tel qu’il est et auquel on ne prête pas assez notre attention. On pense aux installations dans l’art plastique, qui poursuit le même but. Modeste proposition pour les enfants perdus La marche est la pire des catastrophes : quoi qu’on fasse, on se dirige vers la fosse. Pourtant, le néant est nécessaire pour l’accomplissement de nos gènes. Les vieux sont abandonnés, les jeunes auront leur tour. Il faut être poète pour ne pas oser évoquer le mot « pourrissement » par manque de métaphores adéquates ! La marche est la pire des catastrophes parce que « les routes sont encombrées de pauvres gens, presque des choses, des fragments, des morceaux, rien qui vaille », des mendiants quémandant de la nourriture pour leurs nourrissons qui deviendront voleurs ou assassins, faute de travail, s’entraînant au martyre, fabriquant des bombes (…), et ces enfants errants, à demi nus, dormant dans les égouts et sortant la nuit pour quelque rapine. » Leur vocabulaire finit par se dissoudre : ils ne se paient pas de mots, non, la dissolution et le vide, voilà ce qu’ils connaissent. « Nous ne pouvons ni les nourrir ni les éduquer comme les vertus que nous honorons l’exigeraient » « Alors, que faire de ces enfants ? » Daniel Simon y va de sa proposition qu’il a bien étudiée, calculs à l’appui : les manger quand ils ont un an, bien nourris au sein maternel et pesant environ dix kilos. « Ils constituent alors un mets délicieux, nutritif et sain, tous d’origine et de manufactures locales. » Ils seront vendus aux familles aisées. Des restaurants de luxe attireront les touristes. On gardera suffisamment de mâles et de femelles pour la procréation, sur le modèle des bovins et des porcs. « Ils serviront mieux la nature que miséreux », le nombre de mendiants sera réduit d’autant. L’auteur est allé de ville en ville présenter son projet, demandant aux habitants, avant de le rejeter, de penser à deux choses : d’abord, « comment allez-vous nourrir, vêtir, éduquer, cultiver ces affamés ? » ; ensuite, « présentez-leur ma proposition en regard de leur vie d’aujourd’hui, livrée à un présent sans espoir, ils vous remercieront en pensant à l’économie de souffrance que nous leur offrirons. » Vient alors la péroraison : « Cette tâche est la nôtre, cette responsabilité nous appartient et nous sommes plus que jamais confrontés à une vérité qui ne nous lâchera plus : voulons-nous d’une vallée de larmes ou d’un temps solidaire ? Ma modeste proposition n’a de sens que dans cette perspective. Je vous remercie… » En revenant au titre, on se dit que « Ce n’est pas rien », en effet ! On peut en dire autant de l’écrit. Dominique Dumont | ||