Extrait « Enlacés,
Valère et Julienne font leur entrée. Il se campe derrière la table,
elle grimpe sur un tabouret pour lui arriver à l’oreille. Ils échangent
un baiser furtif puis elle prend la parole. Outre saint Vally, la
communauté fête aujourd’hui le premier anniversaire du mariage de son
prêtre. Voici une année, devant vous tous, nous avons pu clamer au
grand jour que nous nous aimions, que cet amour était merveilleux,
qu’il était pour nous le reflet de celui que nous porte Dieu, qu’il
n’affaiblissait en rien celui que nous lui portons en retour, qu’au
contraire il le magnifiait. Après vingt-cinq ans, nous cessions de
vivre dans le péché, assène-t-elle. Non le péché de chair, qui n’existe
pas si l’amour est présent, mais ceux d’hypocrisie et de lâcheté. Le
village savait, la hiérarchie catholique savait, mais on fermait les
yeux tant que les apparences étaient sauves. Frères et sœurs, qu’aurait dit le Christ, surenchérit Valère, lui qui a transgressé rites et conventions, fustigé les hypocrites et les lâches de son temps ? Nous aurait-il traités de sépulcres blanchis, ma Julienne et moi ? Je crois plutôt qu’il nous aurait pris en pitié, qu’il aurait réservé ses foudres à ceux qui imposent aux prêtres et religieuses une continence contraire à la nature que le Père a créée. Continence que Jésus lui-même n’a jamais prônée ! Lorsque deux êtres s’aiment comme nous nous aimons, priver cet amour de son expression naturelle est acte de barbarie. Ceux qui l’imposent au nom de principes d’une rigidité, d’une inhumanité inouïes, des principes qui n’ont pas l’ombre d’une justification, sans doute ignorent ce qu’est l’amour. Et s’ils l’ignorent, comment peuvent-ils se prétendre les prêtres et les dignitaires d’une religion instituée sur lui ? On ne peut pas leur en vouloir d’ignorer l’amour, on ne peut que les en plaindre, mais nul ne peut accepter qu’ils imposent à d’autres cette frigidité lamentable… – Et toc pour le Ratzinger, souffle Platon. Je l’avais déjà entendu traiter de berger allemand, de barbon moyenâgeux et d’Alzheimer spirituel, mais de frigide, ça c’est une trouvaille ! Des Chhht lui clouent le bec. Il adresse des clins d’œil à la cantonade. Pour son malheur, poursuit Valère, notre saint Vally s’en est allé chapitrer le vicaire d’Honnières. Le récit qui a traversé les siècles nous apprend que ce dernier « se méconduisait ». Mais de quel ordre était cette méconduite, nous n’en avons pas la moindre idée. Peut-être piquait-il dans les troncs. Peut-être se goinfrait-il ostensiblement les jours de jeûne. Il se passe la langue sur les lèvres, se caresse le ventre plantureux qui tend sa chasuble de hippie. L’assistance éclate de rire. Lorsque se refait le silence, Julienne reprend. Peut-être fumait-il du shit jusqu’à délirer en disant la messe, voire se shootait à l’héroïne, allez savoir… Mais la hiérarchie catholique a prétendu qu’il se vautrait dans la luxure. Elle a mis à profit l’horreur qu’inspirait l’assassinat de notre saint curé pour en éclabousser tout prêtre ayant des relations sexuelles ! (…) On dit que la chair est faible. Moi, je vous affirme qu’elle est d’une force terrifiante, que si on la contraint elle finit par déferler, ravager, un tsunami, qui a emporté ce prêtre, toute conscience démantibulée. Or, qui a mis cette force en nous, si ce n’est Dieu ? Et qui sont les hommes pour oser décréter qu’est mauvais ce que Dieu a mis en nous ? Avant d’être poussé au crime, ce prêtre a pu être une victime. Le véritable assassin de saint Vally devient alors l’institution catholique et sa négation de la sexualité ! Vous m’objecterez, surenchérit Valère, qu’en acceptant la tonsure il savait à quoi il renonçait. Et bien moi, qui parle en connaissance de cause, je vous affirme que non ! Celui qui s’engage dans la prêtrise le fait par idéal, amour de Dieu et du prochain. Il est sincèrement persuadé qu’il sacrifie à Dieu, au prochain, cette part de lui-même, tyrannique certes, mais sur laquelle la prière et les exercices spirituels, sans compter d’autres moins spirituels sur lesquels je ne m’étendrai pas, lui permettent de garder la main, si j’ose dire… » |
Ce qu'ils en ont dit | ||
Drôlement humain ! Gérard Adam est un auteur fécond, dont une des caractéristiques est de réussir à sortir de son registre habituel pour nous surprendre. C'est le cas ici, avec ce roman au titre qui donne le sourire. Un sourire qu'on ne quitte pas du début à la fin, tant le sens du détail et de la moquerie sont habilement utilisés. Armand Garret est commercial, il représente la marque de montres Smash, il aime bien l'opérette et la belle vie. Jusqu'à ce qu'il tombe en panne un vendredi soir, près du petit village d'Orsennes. Un endroit étonnant où se mêlent un curé qui joue au druide, un saint local qui n'a sans doute jamais existé (mais n'est-ce pas le cas de la plupart des saints locaux), un bourgmestre quelque peu autoritaire, un intégriste religieux, des amateurs de jeux de cartes et de petit salé... une cour des miracles qui va égayer ce roman du début à la fin. Parce qu'une grosse fête se prépare, celle du saint local en question qui n'a pourtant pas de statut officiel auprès des autorités religieuses. Oui, sauf que tout n'est pas si rose, sinon ça deviendrait vite moins intéressant. Et c'est ainsi que débarque Alizée Trouillot, une commissaire pas du tout à l'image qu'on se fait des commissaires. Là, les choses vont se gâter, mais ça va tout de même rester toujours aussi amusant. Cela tient sans aucun doute à la plume de l'auteur, qui s'est joliment amusé sur ce coup, on le sent, mais aussi au caractère des personnages, des êtres touchants et plus profonds qu'ils n'y paraissent, constituant à eux-seuls un résumé de tout ce qui fait notre humanité hétéroclite et fragile. Le village décrit est un poème, sorte de trou perdu et de centre d'un monde, habile mélange d'espoirs et de résignation, avec un bon sens réaliste qui me paraît typiquement belge, ce flegmatisme lucide qui donne beaucoup de force à l'histoire. Pas étonnant que Gérard Adam réussisse à ce que le lecteur s'y sente bien, c'est le sien ! Un lieu qui va fêter un martyr qui n'a sans doute jamais existé, avec les querelles de clocher, les villageois qui savent tout sur tout et sur tout le monde.... déjanté et folklorique comme j'aime, avec une fluidité dans l'écriture qui rend ce roman très plaisant à lire. J'ai beaucoup ri, j'ai également éprouvé pas mal de sympathie pour les héros du livre, même lorsqu'ils se montrent détestables, car ils sont tous profondément humains et sincères, natures dans leur façon d'être. A l'image de Gérard Adam me semble-t-il, entier et sincère. Sahkti, critiqueslibres.com * En 1989, Gérard Adam obtenait le prix N.C.R. de la vocation littéraire, pour son premier roman L'arbre blanc dans la forêt noire (La Longue vue etArcantère, Bruxelles et Paris, 1988, réédition Labor, Coll. Espace Nord, Bruxelles, 2004). Un prix décerné avec beaucoup de justesse, puisque la vocation littéraire pressentie se verrait confirmée dans les années suivantes par une vingtaine d'œuvres déjà, romans, nouvelles et aussi traductions de poètes étrangers. Son nouveau roman. Le saint et l'autoroute, nous prouve une fois de plus la variété de son inspiration et l'adresse de Gérard Adam à varier ses niveaux de langue en fonction de ses personnages. L'intrigue du Saint et l'autoroute se déroule à Orsennes, village directement inspiré à l'auteur par son village natal de Onhaye, au fil de trois chapitres complémentaires, mais de longueur, de facture et de ton très distincts, une construction d'ensemble peu habituelle, mais réussie. Le premier chapitre (une bonne centaine de pages) voit un pittoresque représentant en montres tomber en panne sur l'autoroute à la lisière d'un village, être obligé de prendre pension, le temps que sa voiture soit réparée, dans la seule auberge de l'endroit, faire la connaissance accélérée des principaux habitants, us, coutumes, fête locale et saint du village, et surtout, vivre à leurs côtés, le temps d'un weekend, une série d'évènements inattendus où ne manqueront ni morts, ni vols, ni disparus... Le deuxième chapitre, largement le plus important du livre, met essentiellement en scène la troupe policière chargée d'élucider la ténébreuse affaire que vient de vivre le village, le personnage principal n'étant plus le représentant en montres, mais bien une attachante commissaire se posant autant de questions sur l'éthique et les comportements de ses confrères policiers que sur l'enquête elle-même qu'elle a la charge de mener. Le dernier chapitre remet très brièvement en scène les protagonistes du début, dont les dires échangés dans l'auberge au cours de parties de carte permettent au lecteur de savoir ce qu'il est advenu de tous les personnages – les victimes, les malfrats et même le saint local ! – rencontrés au fil de l'extraordinaire aventure... Mais qu'on ne s'y trompe pas. Si, comme le dit la 4e de couverture, l'auteur nous offre ici, pour notre plaisir, un faux polar, du faux régionalisme, mais un vrai roman, ce qui, pour la réflexion, est le plus intéressant dans Le saint et l'autoroute, c'est, par des portraits, voire des caricatures, le regard ironique et sans complaisance que pose une fois de plus Gérard Adam sur les petits et grands travers de notre société. France Bastia, La Revue Générale * | ||
Fête et drame au village Francine Ghijsen, Le Carnet et les Instants. | ||
* Le 15 février 2011, interview par Marilena Di Stasi sur les ondes de Radio-Alma Brussellando. | ||
* Le 15 juin 2011, présentation par Daniel Simon à l'Association des Écrivains belges de Langue française. | ||
* Le Saint et l’Autoroute, un roman qui ne perd pas la… farce. Un écrivain est comme une énigme. On le prend pour un messager et il est le message : Pessoa quand il écrit Messagem, dans le relais de Camoes, par exemple. L’écrivain est ce chainon manquant dans la psyché humaine, il est cette forme de parole qui tente de faire entendre le silence de chacun et l’impossibilité d’atteindre cet endroit où tout est suspendu, le temps, la mort, l’illusion… Il est cet archiviste des situations ratées qui font l’histoire de notre humanité. Il est, dans tous les cas, aujourd’hui, une sorte d’athlète de l’inutile. Le réel s’accélère, les vitesses du monde le disputent au virtuel, le dérisoire est tragique et le kitsch, la forme morale du temps… Dans tous les cas, cet étrange comptable de l’hubris humaine est un ovni du dix-neuvième siècle tombé dans le vingt-et unième. Il a une place, mais elle compte si peu dans la panoplie des fonctions sociales…D’où, peut-être, cette liberté sans cesse ravivée que la littérature éprouve et met en jeu. Gérard Adam est de ces écrivains qui ont décidé de soumettre son art à son goût inextinguible de liberté. Cette capacité de prendre en charge toutes les formes de récit s’est encore accentuée depuis Qôta-Nih, son œuvre-somme publiée en 2009 chez le même éditeur et qui faisait état des soubresauts, des agonies et des coups de reins érotiques et joyeux d’une époque condamnée à l’excès. Il y a une part des Ténèbres(1) de Conrad dans ce livre, un sombre voyage dans les marasmes et où la beauté soudain apparaît comme une évidence baroque : elle met le récit en perspective et des effets de miroitements naissent grâce à sa présence. Dans Le Saint et l’Autoroute(2), Gérard Adam change de cap, et pourtant, une même inquiétude traverse le livre : la question du Mal, l’écrasement des êtres dans leur médiocre et joueuse habitude de vivre, qui est probablement une des formes du courage d’exister la plus répandue. Il installe son opus dans un petit village, Orsennes, tranquille et magnifiquement banal mais où aboutit en impasse une autoroute sans objet. Un homme, Armand Garret, représentant en montres Smash, entre dans ce paysage. Il est à l’image du lieu, sans énigme apparente, bon vivant et amoureux d’opérette. L’occasion de son entrée en scène : une panne de voiture un vendredi soir à l’entrée d’Orsennes. Il cherche abri, auberge et bon feu. IL apprend très vite les incongruités qui font la fortune du lieu : l’autoroute, bien sûr et un saint martyr que l’on fête justement dans le temps du week-end de son arrivée forcée. Ce Saint n’est sans doute qu’une légende… Mais nous voyons entrer en scène des personnes que Maupassant n’aurait probablement pas reniés : un ancien curé transfiguré en druide pour l’amour d’une naine de jardin, un successeur aux tendances intégristes, un certain philosophe champion de l’athéisme, un adepte génial du petit salé, un bourgmestre grand maître de la confrérie des Gras Couchés qui use de la force tranquille des dictateurs de province pour faire tourner son manège électoral, quelques joueurs de couillon et une fée incongrue promise à un handicapé mental… Dans ce faux polar où l’auteur joue avec volupté en certains endroits avec les lois du genre, apparaît la commissaire Alizée Trouillot, flic à contre-emploi, qui hérite d’une enquête pas banale à son retour de vacances. Crime, enquête, suspects et coupables… Tout y est, l’humour en plus et une certaine légèreté qui fait d’une œuvre de divertissement peu à peu un prétexte à une méditation-promenade dans les lisères d’un régionalisme « surjoué »… Gérard Adam nous balade dans une humanité qu’il connaît, c’est aussi celle de sa région natale et il nous fait des signes de connivence réguliers, façon de dire qu’il n’est pas dupe : ceci est un roman, une empoignade avec le réel sous la forme pacifique que seuls les romanciers peuvent entreprendre. Par ailleurs, l’ironie, même silencieusement méchante, n’est pas un sentiment que l’auteur ignore dans le chef de ses personnages…Ils sont grotesques, lourds parfois comme les vanités des petits, mais justes comme des héros anonymes : nécessaires à la marche du monde et invisibles souvent quand on commence à les scruter. La force de Gérard Adam, dans toute son œuvre, c’est de laisser entrevoir ce qui nous semble parfois si lisse, si commun et d’en faire une varieta ou une tragédie. Souvent les deux enchâssées l’une dans l’autre. Et dans Le Saint et L’Autoroute, l’auteur s’amuse littéralement à nous convier à une farce qui grince, ruine et balaie dans des situations où fument les plats de la nostalgie d’un temps où le temps prenait le temps. Et puis, l’auteur le sait, la règle d’une bonne dramaturgie, c’est la concentration d’un temps, d’une action et d’un lieu et le déplacement de ce qui semble grave vers une certaine légèreté… de l’être. Daniel Simon, le Non-Dit (1) Au cœur des Ténèbres, Joseph Conrad, Mille et Une Nuits, Paris, 2008. (2) Le Saint et L’Autoroute, Gérard Adam, MEO Editions, Bruxelles, 2010. * | ||
En novembre 2012, lecture par Guy Stuckens sur les ondes de Radio Air-Libre (émission Cocktail Nouvelle Vague). | ||