Diplômée en littérature et théâtrologie, journaliste, Alma Lazarevska est restée à Sarajevo durant tout le siège. Elle y vit encore aujourd'hui. Bien que publiant peu, elle est un des écrivains les plus en vue de la littérature bosnienne. | ||
Photo de couverture : © Gérard Adam | Sous le Signe de la Rose Roman, 2009. Titre original : U Znaku Ruže, Bosanska Knjiga, Sarajevo, 1996. 124 pages, . 16,00 EUR. ISBN 978-2-930333-28-1 Titre original : "U znaku ruže" Traduit du bosniaque par Spomenka Džumhur et Gérard Adam | |
Un demi-siècle de Yougoslavie,
vue à travers l'amitié de deux Bosniens, avec en toile de fond
l'assassinat de Rosa Luxemburg et l'art des sauteurs du Vieux pont de
Mostar. Une narration complexe, éclatée, admirablement maîtrisée. | ||
9,99 EUR |
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Extrait La
passion d’une âme qui cherche à imaginer jusqu’où elle pourra supporter
l’ampleur de son élan n’est pas étrangère à Martin G, mais lui,
n’invoque pas la potence. Elles ont disparu vers le milieu du siècle.
Le jeune politicien en pleine ascension, conscient de l’importance
d’être vu, se rend à un happening. Les connaisseurs disent qu’il s’agit
d’une appropriation de la vie à travers un acte artistique. Dans les
éclairs des flashes et le cliquetis des caméras. Pour un homme public,
il n’est pas mauvais d’inscrire de la sorte son personnage dans
l’éternité de ce monde. En 1989, à Sarajevo, les happenings les plus en vogue sont ceux d’A. Bukvić, rejeton d’une famille de pâtissiers réputés. Les mauvaises langues prétendent que la raison essentielle de l’affluence est la quantité et la qualité des gâteaux que l’on y sert. Affirmation non applicable à Martin G. Bien au contraire ! L’importance du sacrifice qu’endure Martin G. en communiant aux gâteaux de Bukvić n’est, évidemment, pas au niveau de celui qu’envisage Rosa Luxemburg dans sa lettre au cher jeune ami, mais il est suffisant pour évoquer les mots de Rosa. Martin G. aurait pu dire : – Et même si mon estomac devait se retourner, je ne reculerais pas. Pour la simple raison qu’il est à mon sens tout à fait indispensable qu’un homme public s’habitue à l’idée que les sacrifices font partie de la vocation de paraître. Le sacrifice ne doit pas aller jusqu’à la mort, particulièrement si le détermine un organe situé en dessous du cœur et dans la mesure où l’exécuteur vient de nuit sans prévenir. Avec le cœur, la mort ne se marchande pas. Avec l’estomac, les possibilités sont plus nombreuses, il est possible de donner le change, il y a des alertes, des rémissions, des concessions, des compromis… Jusqu’au moment où, penchée sur la cuvette des W.C, la tête rend, non seulement le contenu mal digéré de l’estomac, mais, semble-t-il, l’estomac lui-même. Ainsi pouvons-nous caractériser l’année où Martin G. a renoncé aux gâteaux sans avoir envie de pain. Ce renoncement s’opère à l’ombre d’une Tarte à la Tatlin. Ce fameux projet d’un monument à la Troisième internationale, mentionné dans l’Histoire la même année que la mort de Rosa Luxemburg, n’a jamais été réalisé. Mais en quatre-vingt-neuf, à Sarajevo, le voici dans une paraphrase en pain d’épices ornée de roses en massepain. Il est le clou du happening de Bukvić, si l’on ne tient pas compte des personnages en vue réunis pour l’occasion, parmi lesquels le propriétaire d’une mèche blanche au-dessus de la tempe. Tatlin avait imaginé le monument à la Troisième internationale comme une espèce de tour Eiffel de guingois. À l’intérieur, il y aurait eu suffisamment d’espace pour accueillir des milliers de personnes. On ne les aurait pas autorisées à se reposer ou admirer bourgeoisement la vue d’en haut. Tatlin imaginait un maximum d’action physique. Tout sauf le repos. L’action s’approprie le monde et le transforme. Depuis l’ombre de la paraphrase en pain d’épices du projet tatlinien, Martin courra pencher sa tête sur un trou prévu pour une autre partie du corps, plus basse, moins honorable et plus apte au repos. Un trou absolument non-tatlinien. Dans une tête qui ne supporte pas la dégradation des entrailles, se prend une ferme décision, à la suite d’une nuit de happening durant laquelle on a bu beaucoup d’alcool et mangé beaucoup de gâteaux. Les sacrifices qui font partie de la vocation d’homme public se décident au point du jour, à une échelle plus modeste. Devant choisir entre alcool et gâteau, Martin G. renonce à ce dernier. | ||
Ce qu'ils en ont dit Destins yougoslaves Alma Lazarevska a écrit ce roman, tout comme "La mort au Musée d'Art moderne", un recueil de nouvelles, pendant le siège de Sarajevo, où elle réside. Une situation qui explique peut-être, outre son talent d'écriture, la beauté et la force de ses lignes, cette rage dans cette manière de croquer la vie par une facette nostalgique qui étreint le lecteur dès les premières pages. Divers personnages, deux en particulier, occupent la place centrale du récit, avec des destins qui se racontent et s'entrecroisent. La première phrase résume à elle seule toute la charge émotionnelle des pages qui vont suivre: "Ce récit est écrit au verso de feuilles déjà remplies". Il y a Aleksa S, figurant obscur d'un film qui ne marqua pas les pages des encyclopédies, descendu à Berlin en 1926 puis rentré, taiseux, dans son chez lui yougoslave. Il y a Otto, jardinier aux connaissances étendues, quittant la région de Mostar pour celle de Zemun où il devient apprenti peintre en bâtiment avant de partir vers Belgrade et de s'y essayer comme ouvrier sur un chantier de construction, séjournant à Berlin au moment où Aleksa y débarque. Des vies marquées par un destin cruel, bousculé, profondément humain surtout. Les repères sont vacillants, les hommes se cherchent, tout comme le monde qui les entoure. Avec ces ingrédients en toile de fond naissent des histoires d'amitié et de souffrance, d'absurdité aussi. Un domaine qu'Alma Lazarevska restitue avec beaucoup d'ironie et de tendresse. J'ai particulièrement apprécié l'attachement qu'elle porte à ses personnages et qui déteint sur le lecteur au fil des pages; on aime ses bonhommes et leurs tragédies, tout comme on suit avec ferveur les présences imposantes du "Métropolis" de Fritz Lang ou le destin déchiré de celle qui vécut sous "le signe de la rose", Rosa Luxembourg dont l'empreinte marque cette histoire. Un texte difficile à résumer sous peine d'en atténuer la richesse. L'ouvrage est composé de fragments qui se succèdent, d'histoires qui s'assemblent pour former un grand tout, une tranche de vie retraçant le parcours de la Yougoslavie avant son tragique déclin auquel beaucoup ont assisté, impuissants. La plume d'Alma Lazarevska est superbe de douceur et de subtilité. Elle fait preuve d'un recul dans la narration qui pour paradoxe d'en rendre ses protagonistes encore plus proches de nous. Diplômée en littérature et théâtrologie, journaliste, Alma Lazarevska est restée à Sarajevo durant tout le siège. Elle y vit encore aujourd'hui. Elle est un des écrivains les plus en vue de la littérature bosnienne. A découvrir ! Sahkti, critiqueslibres.com | ||
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