Extraits Sors ! Sors de toi-même ! La vase, le nuage, le nid, le soleil, la foule même : rien n’arrête la soif d’être, au grondement de la rivière répondent la rocaille, le silence, la bête écorchée : sors ! Par le vent, l’œil, le sexe, l’excrément même, sors pour survivre au monde. * Le printemps est pluvieux et riche en brouillard, les écharpes de bruine sur les cimes des montagnes me rassurent le cœur, elles se rejoignent et recouvrent tout, et l’absence du soleil est pour moi Grand Jour. Peut-être y aura-t-il des matins admirables et clairs ? À l’aide d’un long bambou je plierai les branches surchargées de fruits. Je rapporterai une branche de saule avec ses chatons laineux. Enfin aujourd’hui il pleut. * Bruissement, frémissement, murmure, la vie dissipée a la boisson légère et l’âme mauvaise. L’hirondelle de mer se prend les pattes dans la marée noire. Les poissons avalent des morceaux de plastique. Atroce propos : « Il a soif, là, le gars ? dit quelqu’un, il souffre d’une injustice ? L’horaire d’hiver ne lui convient pas ? Qu’il émigre ou qu’il retourne d’où il vient ! » À l’Opéra il fait moite, avec champagne. À l’extrémité du moment, j’enregistre le cercle polaire arctique comme la sphère du monde. Des galets dans la main, je m’entraîne au lancer de pierres. * Assis dans le bow-window, je pensais, avec plus de commisération que de colère (mais il ne faut rien exagérer, soyons sérieux) : allez ! un cyclone ! À côté du lien physique avec les autres – un bonbon fondant tout blanc et rose –, ce visage de « l’amour », quel plaisir supérieur qu’est celui de la lumière, de l’empreinte du vent, de la neige, c’est considérable cela ! c’est une leçon de résistance ! À côté de toi, dans notre empâtement, j’ai failli rater l’équinoxe d’automne sur les côtes danoises. |
Ce qu'ils en ont dit | ||
Je
ne connaissais Piet Lincken que pour son animation du Grenier Jane Tony
et voici le premier recueil que Je connais, Parmi les sphères, dont les
textes se veulent proches de la sagesse d’Asie, même s'il est très
différent, car ses textes ne font pas le moindre lien entre les deux
mondes de ce poète belge d'origine franco-suédoise désireux « de
contemplation et de douceur ». Mais c'est en ne cessant pas
d'animer le groupe comme le faisait le regretté Emile Kesteman, de
composer musique et poésie, de peindre, comme la belle couverture du
livre. Paul Van Melle, Inédit nouveau n° 264. * Il a fallu à l'auteur l'audace de réconcilier les êtres, dans la contemplation et la douceur, par un langage qui donne aux éléments, fussent-ils primordiaux, le droit de dire « Je ». Même, de s'interroger sur le bien-fondé d'une distinction entre la forme et le vide. On se souvient de la création musicale du compositeur danois Rued Langgaard : « Musique des sphères » La Lettre de Maredsous. * Ecrivain, musicien, plasticien, Piet Lincken, dans son recueil Parmi les sphères, aspire en un double appel, une double recherche, à la forme et au vide. Tour à tour déchiré et réconcilié, angoissé et serein, il va du versant sombre (« Souffrir, se mettre toujours sur la peine / puisqu'on n'a pas de remède à l'amour. » « Impatience de vivre qui te fait sombrer comme un navire. ») à l'éclaircie, l'échappée de lumière : « Toujours à la merci de tous / je crains, je me crains, / et pourtant quel bonheur que le temps quiadoucit les hommes / et mange le temps ! » Mais c'est peut-être sous l'invocation du Vrai classique du vide parfait, du Chinois Lie Tseu, qui nous enseigne comment « Par le silence et le vide, on atteint ses demeures », que Piet Lincken trouve ses accents les plus personnels : « Maintenant, au cœur de la roche, je suis celui que je voulais être. » Francine Ghysen, Le Carnet et les Instants. * Dire
que Piet Lincken nous parle de la nature serait à la fois juste et
réducteur. Il est vrai que sa poésie est ancrée dans un terreau, dans
un questionnement de la faune et de la flore pour, peut-être,
interroger la condition humaine elle-même. Car ses métaphores n'ont
rien de bucoliques, elles sont, dans leur diversité et leurs
fulgurances, une recherche de la profondeur végétale autant que du
mystère des êtres car tout se confond dans cette quête, la sensualité
des corps et l'épaisseur tellurique dont naît toute chose. C'est ici
l'affirmation d'un homme pour qui la « soif d'être » est une
recherche spirituelle autant que charnelle. C'est également l'écriture
elle-même qui est en question dans cette œuvre, car dans son ambiguïté
et sa diversité n'est-elle pas une merveilleuse trahison ?Maurice Cury, Les Cahiers du Sens.(à paraître) * Le 1/10/2013, Guy Stuckens lisait un extrait de Parmi les Sphères au cours de son émission Cocktail Nouvelle Vague, sur les ondes de Radio Air-Libre.* Entre forme et vide, que faire entre ces « zones d’effroi s’ouvrant partout du seul fait de l’homme » ? Devenir coccinelle, hibou, fleur de jasmin ? Se raconter de belles histoires invraisemblables. « T’assoupir passif, jusqu’à te dire femme ». Les êtres, les choses, les animaux construisent et défont le « je », lui donnent une ampleur insoupçonnée. Le poète « se raccroche à tout » ce qui parle, tout ce qui passe. Les limites s’effacent entre les roches, l’eau, les fleurs, les bêtes, les humains. « Rien n’arrête la soif d’être ». La contemplation et le silence en font partie intégrante. Il importe de sortir de soi « par le vent, l’œil, le sexe même ». Et sans le vide, impossible de naître avec ce besoin d’étreindre ce qui si vite se dérobe encore et encore. La question du langage est posée car « sans parole, la vie glisse beaucoup plus pénétrante, transparente, dénudée, et dure ». Une vision du monde insolite qui dérange nos repères habituels mais nous émeut par sa musique douce ou rocailleuse. Jacqueline Panorias, Poésie Première * Le recueil se présente en deux parties : La forme, Le vide. Imprégné de la notion du Vide que seul le Bouddhisme développe avec cette acuité, le recueil de poèmes de Piet Lincken oscille entre réflexions philosophiques embrassant l’étendue de l’existence et l’observation minutieuse du détail, même trivial. Le monde autour de soi devient objet d’étude, de comparaison, inspire métaphores et contradictions qui donnent force aux mots et structure au phrasé.Le poète s’observe aussi lui-même car il se sait et se sent partie de cette nature qui l’entoure et se déploie en plusieurs sphères. « Mais ne serais-je pas mieux dans les roches, dans un vide oublié par la matière ? » « Maintenant au coeur de la roche, je suis celui que je voulais être. » Le texte est souvent elliptique, se prêtant à plusieurs niveaux d’interprétation. Ainsi en est-il de l’évocation des efforts déployés par deux hommes qui essaient de franchir un mur en s’appuyant l’un sur l’autre sans succès. « Ces deux hommes ont la peau brune /Le soleil du soir fait des plaques sur les briques // » Parfois l’intuition se révèle plus forte que la simple réalité. Le poète ne peut alors s’y soustraire. « Quelqu’un m’a choisi, m’a dit de venir là, à cet instant / J’aurais pu voler au-dessus de l’eau, tant je suis certain de lui / Et j’ai attendu ». Le lecteur ne peut s’empêcher de penser à certaines scènes rapportées par les évangélistes. Le recueil s’achève sur les mêmes questions qui hantaient déjà les premières pages. Comment incarner dans le réel ses intuitions aussi profondes que fugaces, aussi dévastatrices que fécondes en créations nouvelles ? Peut-être est-ce vain de vouloir y répondre car, écrit Piet Lincken : « De toute façon, je suis sorti de moi-même, franchissant ma barrière, comme dans ce champ scanien fermé de saules. » Dominique Aguessy, Nos Lettres * Parmi les sphères
s'inscrit dejà dans la continuité d'une œuvre quasi artisanale autant
que philosophique. Piet Lincken saisit les matériaux qui l'entourent et
convoque les forces naturelles pour formaliser son écriture. Les doigts
dans la glaise, dirions-nous, tant la relation entre le corps, le
milieu ambiant et le questionnement premier dénote l'empreinte
fusionnelle de la démarche. Entre silence et vacarme, entre
construction et déconstruction, le poète interroge sa propre
histoire : « pourquoi était-il une fois moi ? » L'alternance même des éléments du paysage : « sapin noir-peupliers blancs » ; « Parfois il pleut, parfois il ne pleut pas »,
énonce la difficulté d'être et de concevoir sa propre dualité. Trouver
du sens et lever les yeux vers un consolateur unique ne suffisent pas à
garder le poète de ses propres avatars. Le trouble vivant émane aussi
des autres, de l'Autre et de la peur incoercible : « Ma peur ne se cicatrisera jamais complètement » ; « Toujours à la merci de tous/Et j ai peur de la fumée, des clôtures le long des routes ».
La ruralité du nord et la solitude qui dépeuple les plaines entrent
dans la langue de Lincken aussi sûrement que les glanes saisonnières
(« Épars, les légumes se communiquent à travers
champs/la paix accommodante du chèvrefeuille... ») ;
elles sont les conditions mêmes d'une réflexion plus physique celle-là
puisqu'elle se réfère à l'instinct : « Ô,
corps si chaud, je jouirai – un moment,! comme des bêtes, de ton
être isolé, de ta danse,/être humain que je mange, orné de papiers et
de dards –/Je me jette au fumier, me hache moi-même,/me colle à
ton bras, à ta hanche, à ton aisselle/– dans le temple je
rassemble des stocks de viande/et suis brûlant comme le poivre. » De rapides coups d'œil au rétroviseur isolent un jeune homme et un lieu de vie : « j'ai
14 ans, et j'envoie des baisers./L'on me dévisage car on a plein de
choses à me faire découvrir/Que les nuages cachent la terre du haut de
mon avion. » Sans doute le poète n'a-t-il pas eu
(pris ?) le temps de fixer ses images. Seule l'épure des nuages a
formalisé la course des jours : « Brièvement le nuage passe
avant de ressusciter. » Ingrate et dépouillée, sauvage et souvent
noire, la poésie nourricière de Piet Lincken se tient à distance des
villes et des peuples ; elle tourne autour de quelques liens
matériels et charnels, dans une aire de solitude. La vie en commun
serait-elle une vie commune ? « Redisons-le : il n'est pas opportun d'être en conformité avec les usages. »
Restent (ô combien répétés), la réalité de l'autre, le fourreau d'une
sensualité vive, l'indicible pulsion qui mène au plaisir
élémentaire : « Au vacarme lointain, nous répondons ensemble par des baisers, avec ta gueule si pure et ton bain très nu. » et encore : « Profondeurs humides, je me rends tous les deux jours à ces cuisses où il y a et où il n'y a rien. » Une autre solitude sans aucun doute, de celles qui marquent la distance entre soi et « les hommes cloués dans leur siècle ». L'acte jouissif se démarque- t-il vraiment du geste assassin ? « n'y
a-t-il pas toujours tapi, dans le bon visage d'un homme, d'une femme,/
le meurtre, ne serait-ce que pour se nourrir ? » Le langage ne peut se dissocier de « la bataille ultime d'une langue contre une langue » et, de toute évidence, la poésie s'écrit comme un jeu de rôle, au nœud physique de la sensation : « Mais l'on rejette la chair et l'on conserve le noyau ». Dès qu'il s'en détache, le poète lève une nouvelle fois les yeux vers le ciel, sans doute pour effacer la peur native : « Enfin, aujourd'hui il pleut » ; « II a plu durant la journée et dans la forêt la brume est immobile entre les arbres ». Le jour marche sur ses propres traces et retrouve sonJeu de miroirs comme le corps à corps de la lumière et de l'obscurité. Parmi les sphères consigne les métamorphoses du visible, les glissements de terrain qui nous révèlent plus précisément qu'un livre d'impressions où la mémoire affleure. * |