Extrait Ainsi
l’enfant
s’est tu. À l’école, on le considère comme un niais. Il ne
joue pas avec les autres, obéit sans broncher, reste les
yeux dans le
vague ou dans les livres. Il est ailleurs, en compagnie
des êtres qu’il
crée, des visages qui surgissent dans les nuages, des sons
assourdis
qui semblent provenir d’un milieu aquatique, des paroles
molles qui
dansent dans les bulles qui l’entourent. L’air aussi est
enfermé dans
une bulle. On peut crier dans la matière invisible,
personne ne vous
entend.
La mère et la grand-mère d’Albien ne s’inquiètent pas de son mutisme. – Il est sage, dit la première. – C’est un enfant facile, approuve la seconde. Et les autres adultes renchérissent : – Ce gamin-là ne vous causera jamais de soucis?! Ou raillent : – Avec sa tête bizarre, il ne ressemble à personne?! Mais au moins, il ne lui ressemble pas?! Le garçon a, au niveau du front, une légère dissymétrie constatée dès la naissance. Persévérance, veuve de Gobert Bienfait, n’a de commun avec son fils qu’une tache sur l’épaule gauche. C’est une personne bien constituée, avec une chevelure tirant sur le roux, un visage régulier et intelligent. Sans la raideur dans le dos et la nuque, l’apparence prématurée de vieille fille rouillée pétrie de bonnes manières, elle pourrait être séduisante. Son éducation rigide a déteint sur tout son être et, même quand elle esquisse un geste de tendresse, il est aussitôt réprimé. |
Ce qu'ils en ont dit *
« Albien Bienfait » une identité bien lourde à porter, comportant deux fois le mot « bien », pour un jeune garçon un peu simplet, l’école le décrira lorsqu’il aura douze ans « comme un enfant replié sur lui-même, asocial, obsessionnel, inadapté au modèle éducatif et sociétal ». Elevé entre une mère prénommée Persévérance, elle en aura pour essayer de faire de son fils un enfant promis à Dieu, une grand-mère tyrannique et cruelle qui le punit sévèrement, son oncle Edwin qui le soutient et essaie de l’aider comme il peut. « Maman Persévérance et ses secrets (tu es un enfant de Dieu, Albien, tu es promis), le regard impitoyable de Mamé alors qu’il s’empêtrait dans ses prières, les bras velus d’Edwin sur lui, les collemboles et les oribates démesurément grossis sous le microscope, la brusque étreinte de l’oncle, I am sorry boy, so sorry, Esther et l’amour envolé… A l’école il est persécuté par les autres enfants, seule Esther le soutient, Esther qu’il aime et qu’il aimera toujours même quand elle partira en Ecosse où il finira par perdre sa trace même s’il continue à croire qu’elle l’y attend toujours. Esther son seul et unique amour L’oncle se démène pour lui trouver un emploi, au moins une occupation, mais Albien l’avoue lui-même : « Un peu, j’ai essayé… Mais ça ne me réussit pas. Rien ne me sourit. Ni l’hydraulique, ni l’hygiénique, ni le Swaziland ». L’oncle invente les pires combines pour envoyer ce garçon renfermé sous d’autres cieux en invoquant des affaires toutes plus improbables les unes que les autres. La plus incroyable constituant à vendre du gewurztraminer au Swaziland et la plus rocambolesque résidant dans la rédaction de la biographie surréaliste d’une dame âgée d’origine portugaise. Mais, comme il le dit lui-même, Albien rate tout ce qu’il entreprend, son voyage Swaziland se mue en un séjour prolongé dans les locaux de l’aéroport. Finalement l’oncle abandonne son idée, il ne croit plus qu’Albien pourra mener une vie normale, il lui avoue ses origines, son histoire familiale… Ils n’ont pas compris que si Albien était différent, il n’était pas pour autant fou. Ils l’ont harcelé à l’école, abusé et persécuté sur son lieu de travail, dans sa famille ils l’ont humilié, battu, mais ils n’ont pas vu Albien recopier de longues listes de mots et d’expressions qui sonnent bien, des mots et des expressions qu’il utilisait ensuite pour écrire des textes qui auraient certainement interloqué les plus surréalistes des surréalistes ou des textes, à l’opposé, extrêmement policés qu’il adressait aux diverses administrations ou organismes qu’il voulait contacter. Albien était un parfait candide, il ignorait le mal croyait tout le monde aussi bon que lui, c’était un poète lunaire à la merci de la méchanceté humaine sous toutes ses formes même les plus cruelles. Sa passion pour les mots et leur sonorité, il semble la partager avec l’auteure qui se régale avec les noms des insectes qu’elle glisse abondamment dans son texte, à la mesure de la passion d’Albien pour ces petits animaux. « Parfois, l’oncle en capture quelques-uns dans une boîte d’allumettes pour les examiner au microscope : staphylins, glomérius, iules, diptères, diploures, oribates, lithobies… ». Il faut aussi beaucoup aimer les mots et les formules de style, au moins autant que le vin, pour avoir l’idée de vendre du gewurztraminer au Swaziland. L’auteure a choisi de laisser le lecteur dans une certaine expectative, de le laisser errer dans le monde irréel d’Albien avant de lui livrer le fin mot de son histoire, profitant de cette déambulation pour stigmatiser la méchanceté de nombreuses personnes à l’endroit de ceux qui sont différents ou qui simplement pensent différemment. On assassine souvent les poètes parce qu’ils ont raison avant les autres. Denis Billamboz, mesimpressionsdelecture.unblog.fr et critiqueslibres.com. *
Suis-je égal à celui que je vois s’agiter dans mes rêves ? Albin Bienfait n’a rien d’un meneur. Plutôt naïf et un chouia mal dans sa peau, il se laisse convaincre par un oncle fantasque qu’il est un winner. De ceux à qui le monde ouvre les bras et à qui tout réussit. Poussé par un enthousiasme démesuré, il accepte de se lancer dans une aventure inédite et de partir loin de ses repères, pour entamer une grande aventure. Son destin l’attend-il en Afrique, dans un petit pays appelé le Swaziland ? Forcément, ses espoirs se fracassent à la réalité et son intégration ne ressemble pas à la sinécure annoncée. De rencontres étranges en actions peu glorieuses, il est amené à ouvrir les yeux tout en se retrouvant en bute à une série de moqueurs. Qu’importe ! Il décide de garder la barre de son entreprise et d’aller toujours de l’avant. Malgré les avanies et bardé d’une philosophie qui pourrait apparaître comme un appel à l’utopie, il surmonte les épreuves une à une, affronte les avanies du quotidien, creuse son trou et découvre qu’il ne sait finalement pas grand-chose de lui-même ni de ses vraies aspirations. Chemin faisant, il se targue de retrouver Esther, son amour de jeunesse. Albin n’a rien du héros. Quidam, il porte en lui de grands projets, mais ne sait pas de quelle manière les faire aboutir. Il faut attendre l’épilogue du récit pour savoir ce qu’il en est réellement. Vivant ou mort, chacun appartient à l’éternité et, forcément, fusionne avec les autres. L’homme est un animal grégaire et ne peut pas s’épanouir dans la solitude. En ce sens, il garde sa propre identité, tout en devenant Esther et des millions d’autres, tous rassemblés sous une même écorce de chair (ou d’esprit ?) et prêts à communier conjointement pour que rien ne s’arrête. Carpe diem ! Daniel Bastié, Bruxelles Culture *
Voyage
atypique au cœur des pensées d’un originalAlbien Bienfait. Bien bien. À prononcer son nom tout haut, la répétition laisserait penser que ce personnage est né sous les meilleurs auspices. Et pourtant, le jeune homme tient plutôt de l’anti-héros que d’un séducteur ou d’un leader charismatique. Pudiquement, on parlera d’une personnalité atypique, là où d’aucuns oseront avancer les termes « inadapté social ». Mais Albien n’en a cure. Il s’amuse de cette différence et n’envisage pas de rentrer dans le rang. Après tout, pourquoi voudrait-il s’intégrer à une société qui selon lui fait fausse route ? Il préfère se concentrer sur le monde des invisibles, des insectes, des vers, de la faune souterraine ; toute cette vie à laquelle les gens ne prêtent pas attention, à l’instar de sa propre existence. Il aime aussi jouer avec les mots, les assembler de manière originale, utiliser un vocabulaire châtié. De cette façon, oui, il se fait remarquer et ça occupe ses journées. Parce que des projets, il n’en a pas vraiment. Sa mère et sa grand-mère l’avaient dans un premier temps promis au séminaire. Son oncle envisage divers plans foireux dans lesquels il lui promet un rôle capital. Quant à son expérience dans le monde de l’entreprise, elle ne suscitera aucune vocation. Une seule chose l’anime, une seule personne lui tient lieu de motivation : Esther, son amour d’enfance, qu’il garde l’espoir de retrouver malgré les années qui passent. Étrange histoire que celle de cet Albien. Pas facile de pénétrer dans son univers. Le personnage déroute et on se demande où il va nous emmener, quel voyage il va entreprendre, vers quelles contrées le lecteur sera invité à le suivre. Mais finalement, c’est surtout dans ses pensées que nous conduit Françoise Pirart. Pas de grandes aventures, pas de suspense insoutenable ou de rebondissements en cascade ; juste le quotidien d’un protagoniste hors norme. Le voyage n’est pas mouvementé mais plutôt poétique : il s’agit pour le lecteur de tenter de chausser les lunettes d’Albien le temps de quelques pages, de voir le monde avec un regard différent. Le moyen de transport est confortable : on embarque à bord d’un texte très bien écrit. Le style, d’une grande qualité, est toujours mis au service du protagoniste. Les mots sont choisis pour donner accès aux détails de sa personnalité, pour rendre la rencontre concrète. Selon les sensibilités, Albien Bienfait agacera ou attendrira. La rencontre laissera sur leur faim les adeptes de péripéties rythmées mais fascinera les lecteurs friands de personnages originaux. Estelle Piraux, Le Carnet et les Instants *
Interview sur RCF Lille (émission "La baraque à livres") "Beau comme une éclipse", de Françoise Pirart (aux éditions belges M.E.O.) est un roman étonnant, bouleversant, enchanteur. On découvre le monde avec les yeux d'Albien, un garçon qui vit dans ses rêves. Il va vivre des aventures prodigieuses, soutenu par un oncle fantasque et délicieusement fou. L'écriture de Françoise Pirart est d'une grande justesse, d'une riche invention ; elle est parfaitement adaptée à son sujet. Ce livre est une pure merveille, à ne manquer sous aucun prétexte, et surtout pas celui qu'il est édité en Belgique: n'importe quel libraire vous le fournira en moins d'une semaine.. https://rcf.fr/culture/livres/francoise-pirart-beau-comme-une-eclipse L'émission peut aussi s'écouter sur le page "Vidéo-audio" du présent site. *
VIVE L’ÉCRIVAIN?! Françoise Pirart nous envoie de Belgique son nouveau roman, Beau comme une éclipse (éd. M.E.O., Bruxelles), un texte à savourer toutes affaires cessantes. On a rarement l’occasion de se plonger avec autant de plaisir dans un livre dont la langue est un festival d’inventions, de drôleries, de réussites en tous genres. Il nous offre un univers de mots créé avec une surprenante aisance : on y entre comme on se souvient d’avoir été un enfant ébloui. Cela tient à la maîtrise avec laquelle Françoise Pirart est entrée dans l’âme de son héros, Albien, un jeune homme que l’on croit lunaire, et qui s’avère un grand vivant autant qu’un inattendu maître de vie. Albien a une grand-mère bigote, une mère adorable et stupide, un oncle aussi délicieusement émouvant qu’un grand vin qu’on déguste à la fraîcheur noire de la cave vigneronne. Cet enfant a vite compris qu’il fallait être deux pour entrer dans la vie par la belle porte, non pas deux avec un autre, mais deux à soi tout seul, c’est-à-dire avoir un personnage pour la vie ordinaire, et garder l’autre, le génie qui enchante le cœur, pour les grands moments. Ce n’est pas toujours facile, tant les gens qui croient vous connaître ont vite fait de prétendre avoir entrevu ce que vous cachez, et de penser pouvoir conclure que vous êtes timbré. Qu’importe?! Albien garde son courage, son appétit de vivre, son goût de l’aventure, et il en est merveilleusement récompensé, parce que la vie est simple et généreuse, elle offre à profusion le bonheur à celui qui sait le prendre où il est, dans l’herbe, chez les insectes, dans les rêves et les élans du cœur. Dès l’école, Albien tombe en amour : la petite Esther lui paraît la merveille la plus céleste qui puisse être. Mais les parents ignorent ce qui exalte leurs enfants?; Esther est emmenée au loin par ces ahuris?; les enfants s’écrivent?; la dernière lettre d’Esther est postée d’Écosse. Esther est désormais écossaise pour l’éternité. L’autre rêve d’Albien, c’est de partir, d’entreprendre le grand voyage. Son oncle juge d’abord qu’il n’est pas prêt. Puis, quand il décidera qu’il est un homme, il l’enverra au fond d’une Afrique de légende faire commerce de vins d’Alsace. Entreprise titanesque qui ne rebute pas le prodigieux héros. Vous le suivrez dans un périple de poète dont je ne vous dirai rien : les livres sont faits pour être lus, et quand ils sont aussi réussis que celui-ci, tout lecteur qui passe à côté n’est qu’un malheureux – étymologiquement : celui qui vient à la male heure, la mauvaise heure, quand les astres sont défavorables. Car il faut que la cruauté du sort s’acharne sur un homme pour le faire échapper au bonheur de lire Françoise Pirart. Albien a le don de croire à la vérité des choses comme elles sont. C’est bien sûr ce don qui déchaîne la sotte inventivité des imbéciles ordinaires, mais c’est ce don qui ouvre le cœur des êtres capables d’aimer la vie et leurs frères humains. Ainsi la merveilleuse Mevrouw Rita, propriétaire des Jasmins et gardienne immortelle des merveilles de l’enfance, qui chante si joliment le vent du nord qui emporte les souvenirs et les regrets dans « ?la nuit froide de l’oubli?» qu’on « ?dirait une jeune fille surprise par son amoureux?», et qui apprendra au vieux gamin qu’on peut prononcer « ?les mots interdits?» sans que le monde s’écroule. Mais ce qui m’enchante encore plus chez ce poète d’Albien, c’est la fréquentation assidue et familière qu’il a avec «?Monsieur de La Bruyère?» et qu’il s’interroge avec lui «?sur le moyen de demeurer immobile où tout marche et de ne pas courir où les autres courent.?» Ah?! Monsieur de La Bruyère?! qu’il fait bon vous rencontrer sur une plage belge, à quelques détours de la prose enchantée de Françoise Pirart, toute miroitante des reflets d’une âme enluminée?! Chronique de Michel Bouvier, Politique Magazine. *
Beau comme une éclipse, assurément il l’est. De qui s’agit-il?? D’un certain, ou plutôt d’un incertain Albien Bienfait, le héros très particulier de cet étrange et captivant roman. Il est jeune, coincé entre une mère bigote et un oncle farfelu, pas vraiment celui de Tati, plutôt du genre libertin, dépensier, mythomane et toujours insaisissable. Une adorable Esther, elle aussi fort voyageuse, un peu le style courtois de la princesse lointaine, et quelques figures grotesques ou sinistres complètent la compagnie autour de notre Candide contemporain. Si peu moderne en réalité, si peu les pieds sur terre, si peu surtout «?normal?», c’est-à-dire si peu comme tout le monde… Étranger à la mode de Camus, souterrain et solitaire comme un personnage de Kafka, idéaliste, rêveur et curieux comme un lecteur de Swift?? Tout d’abord et essentiellement, l’enfant, la créature adorée de l’auteure. Françoise Pirart ne le lâche pas d’une ligne ni d’un chapitre. Elle se l’approprie avec une tendre et folle générosité, elle le plonge dans mille tribulations désopilantes ou désolantes, lui invente une montagne d’échecs et de rencontres désastreuses ou sans lendemain, en fait un antihéros parfait, ou plutôt terriblement sympathique et d’une imperfection rare mais toujours surprenant et attachant, au point qu’on en ferait bien son ami, son ami d’un jour car le bougre multiplie les malchances et pourrait être dangereusement contagieux, si on le fréquentait souvent. Mais quel est le secret de ce faux simplet?? Être différent, unique, dans la lune des poètes et des grands distraits, dans l’infiniment petit des insectes et l’infiniment vaste des étoiles, dans l’utopie et l’amour désespérément fidèle et non consommé, dans les courants contraires d’un long fleuve intranquille. On constate très vite que sa mère littéraire lui voue un culte fervent et le place sur un socle de plumes pour lui permettre un envol facile et constant au-dessus des contingences matérielles, le métier, la carrière, les horaires, l’argent, le rendement, la routine familiale, la vraie vie en deux mots que doivent affronter tous les autres, sauf lui, celui que son oncle considère avec une ironie affectueuse comme un winner, un cas de belle figure, un petit dieu doué d’innocence et d’un pouvoir de séduction involontaire. La fin du livre est attendue comme une ultime surprise pour le lecteur impatient… Sera-ce un happy-end, une fugue au bout du monde, une ultime bévue, une tirade délirante, un défi extrême à la société de consommation, un attentat ou une sorte de mort heureuse que Mersault avait recherchée en pleine mer avant le meurtre ensoleillé de son double, Meursault?? Ne comptez pas sur nous pour vous le dire. Nous préférons nous éclipser, à notre tour, en sa compagnie et, comme il nous échappera inévitablement, selon sa sainte habitude, espérer le revoir sans danger dans un autre roman épique de la même veine et… déveine. Michel Ducobu, Nos Lettres. |
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