Extrait Étrangement,
grâce
à ce travail dans la maison de repos, cette période
m’a été
bénéfique. La pandémie a constitué pour moi une crise
qui a débouché
sur un changement profond et positif, et ce dans un
domaine inattendu,
puisque cette expérience, en fait, m’a appris sur la
recherche en
philosophie.
Cela fait longtemps que je suis frappée par les différences entre les conditions actuelles de la recherche et celles dans lesquelles vivaient les philosophes que j’admire et étudie. Par bien des aspects, leurs conditions étaient pires, puisqu’ils couraient souvent de sérieux dangers à exprimer publiquement leurs idées. En outre, s’ils ne disposaient pas d’une fortune personnelle, ils devaient trouver des moyens de subvenir à leurs besoins et leur travail n’avait rien à voir avec l’enseignement et la recherche à l’université, où l’on dispose de temps et d’une garantie d’emploi. Spinoza a poli des lentilles pour gagner sa vie et a refusé d’enseigner à la prestigieuse université de Heidelberg par souci d’indépendance. Hobbes et Hume ont été précepteurs et secrétaires particuliers, et ce dernier a également été commerçant et bibliothécaire. Pourtant, ils pouvaient écrire et être lus. Aujourd’hui, par contre, si l’on n’est pas à l’université ou si l’on n’est pas régulièrement invité dans les médias, il n’est quasi plus possible de publier chez un éditeur reconnu et, moins encore, d’être lu. Il n’y aurait là rien de grave, vu cette possibilité de passer par l’université ou par les médias, d’autant que les conditions au sein de ces structures sont loin d’être lamentables. Oui, mais voilà, pour survivre au sein de ces institutions, il faut sans cesse publier et, qui plus est, des textes qui vont être cités. Autrement dit, il ne faut pas tant réfléchir à ce qui a du sens ou peut faire sens qu’à ce qui va être repris par d’autres pour augmenter son impact factor. Cela implique de ne pas écrire pour amener d’autres visions du monde et de ne pas se limiter à publier quand on a vraiment quelque chose à apporter. Au contraire, plus on pense à contre-courant et moins on sera cité. En sciences humaines, l’idéal pour être cité est soit de faire de l’érudition et d’avoir découvert une toute petite information qui ne va guère changer les choses, mais pourra être reprise par tout le milieu afin que chacun puisse montrer qu’il est à la pointe de ce qui se fait, soit de dire les choses dans l’air du temps, mais qui n’ont pas encore été exprimées, du moins sous cette forme. Bref, il faut faire tout sauf penser véritablement. |
Ce qu'ils en ont dit *
La
prof de philo est devenue aide-soignante
Dans « Les effacés», Anne Staquet relate son vécu de bénévole dans un home frappé par la covid Apprentie aide-soignante le matin, prof d'unif l'après-midi, philosophe 24h/24: voilà en trois traits le portrait d'Anne Staquet. Cette professeure de philosophie à l'UMons s'est portée volontaire dans une maison de repos en détresse à cause de l'épidémie de coronavirus. Elle relate son expérience dans « Les effacés» (éditions M.E.O.). Le lundi de Pâques dernier à 7h du matin, Anne Staquet se retrouve à la porte du home d'un CPAS de la région, où elle va apporter son aide à l'équipe soignante pendant près de trois semaines, tout en continuant à dispenser ses cours (à distance) l'après-midi. Le home est durement touché par la pandémie: la moitié du personnel est malade ou en quarantaine et les deux tiers des 55 résidents sont positifs. De l'étude de la philosophie à la toilette des vieilles personnes malades, de la chaire universitaire à un métier de soins peu valorisé, elle va vivre une intense expérience humaine... et philosophique. Elle vient d'en publier le récit, «Les effacés» (éd.M.E.O.). ? Qu'est-ce qui vous a poussée à être bénévole? Plusieurs raisons. Je me serais sentie mal de ne pas répondre à l'appel à la solidarité. Je vis seule: je ne mettrais donc pas autrui en danger, même si j'étais contaminée. Et puis, je souffrais de la solitude du confinement. Enfin, j'avais eu un cancer et on s'était occupé de moi. Je voulais rendre la pareille, et sortir de la position de victime. « J'avais eu un cancer et on s'était ? Vous dites que vous voulez la solidarité, mais que vous n'aimez pas la charité. Dans la charité, il y a l'idée que la personne qui aide est au-dessus de la personne qui reçoit, et ça me dérange profondément. Dans cette maison de repos, j'ai trouvé des rapports très égalitaires. J'ai été surprise au début de voir le directeur apporter les plateaux-repas, les ergothérapeutes donner un coup de main aux infirmières... On accompagne les résidents, par exemple on les aide à faire leur toilette plutôt que de tout faire soi-même, même si ça va plus vite. On demande toujours l'avis des personnes. J'ai beaucoup apprécié cette façon d'agir, basée sur la méthode Montessori. ? Vous aviez eu dans votre jeunesse une brève expérience d'ambulancière et d'aide-soignante; c'est assez insolite pour une prof d'unif... Je viens d'un milieu très peu favorable aux études; mes parents détestaient l'école et n'avaient que leur diplôme de primaire. Après mes secondaires, j'ai entamé des études d'institutrice que j'ai rapidement abandonnées, puis j'ai cherché du boulot. Ambulancière et aide-soignante, entre autres. À l'époque, il ne fallait pas de diplôme. Au bout de quatre ans, j'ai décidé de reprendre des études. J'ai choisi ce qui me semblait le plus éloigné de moi: la philosophie. Et j'ai adoré ça! ? Revenons au lundi de Pâques dernier ... Comment se passe votre arrivée? On m'a d'abord fait passer par la buanderie puis le vestiaire. Il est tout petit: impossible de respecter les distances de sécurité! Je me suis changée et je suis allée prendre une tasse de café avec les autres, comme ils en ont l'habitude. Au début j'ai demandé à ne m'occuper que de cas non-covid, mais je me suis vite aperçue que ça n'avait guère de sens. Le vieux monsieur dont je m'occupais le plus les premiers jours et qui allait très mal – il était en train de partir , on a découvert ensuite qu'il était positif. ? Comment avez-vous été accueillie? Quand on a la chance d'être prof à l'université, on est regardé comme un privilégié. Les aides-soignantes ne bénéficient pas de cette reconnaissance sociale. Je m'étais fixé une règle: tu n'as rien à dire, tu demandes, tu obéis. J'ai été très bien accueillie. Et je suis plus fière d'avoir été acceptée que de ce que j'ai fait, qui n'était que normal. ? Y a-t-il une personne, une rencontre qui vous a marquée? Il y en a plusieurs... L'aide-soignante qui m'a prise sous son aile. L'infirmière-cheffe arrivée en pleurant parce qu'un des résidents était décédé. Une dame de plus de 90 ans toujours de bonne humeur: j'avais à peine le temps de lui demander sa jambe pour la laver qu'elle la levait comme une danseuse de french cancan! Ceux qui m'embrassaient quand je venais les réveiller... ? Votre livre contient un véritable plaidoyer pour le toucher, ce sens oublié, plus que jamais par ces temps d'épidémie... Contrairement à ce que l'on imagine, être aide-soignante, ce n'est pas faire des gestes techniques, c'est avoir un contact, par le toucher. Faire la toilette de quelqu'un, lui mettre ses médicaments dans la bouche, ce n'est pas anodin, ça attache terriblement! Aujourd'hui, on nous invite à ne plus regarder l'autre que comme un danger potentiel, sans se rendre compte de l'impact que cela va avoir sur la société, On se plaint de l'individualisme, mais je crois qu'il va être terriblement accentué. ? Vous dites craindre une «deuxième catastrophe». Le gouvernement a pris des décisions en faisant passer la santé avant tout. Mais la détresse psychologique, les maladies non détectées, la pauvreté risquent de tuer plus au final que la covid. ? Aujourd'hui, vous êtes à nouveau bénévole dans cette maison de repos. Oui, dans une autre fonction: j'apporte un soutien psychologique. En m'engageant cette fois-ci, j'étais toutefois un peu plus mal à l'aise: faire appel à la solidarité pendant cette deuxième vague, c'est aussi une manière pour l'État de se décharger de son rôle. On ne peut plus dire qu'on ne pouvait pas prévoir. Corinne Toubeau, La Province. *
UNE PHILOSOPHIE PRATIQUE AU TEMPS DU CORONAVIRUS Philosophe, Anne Staquet a décidé, en avril 2020, de devenir bénévole comme aide-soignante dans une maison de repos. L'universitaire en relate l'expérience bénéfique, à plus d'un titre, dans ce beau récit au titre simple « Les effacés ». C'est pour elle l'occasion d'une triple mise au point, indispensable. Tout d'abord et d'emblée, l'expérience pratique, qui ne va pas de soi quand on occupe un poste d'intellectuelle, a mûri chez elle l'importance du corps et du toucher, quand il s'agit de faire la toilette de personnes âgées, d'entrer dans cette intimité, souvent dédaignée lorsqu'on professe. Une philosophie du corps souffrant se fait jour ici, et d'une manière essentielle dans l'apprentissage de l'altérité. On n'est pas loin de l'expérience d'un Alexandre Jollien, ce grand philosophe, estropié de corps. Ensuite relativement à la Covid 19, la philosophe met une sourdine à la médiatisation outrancière et à ses effets d'angoisse. Quand la raison et les chiffres contrebalancent l'hystérie, c'est un profit bien sûr. La raison, terme souvent convoqué par elle, semble de loin l'arme la plus saine pour lutter contre les peurs ambiantes. Enfin, croire que la recherche en philosophie ne peut reposer que sur les textes trouve ici un démenti notoire. En effet, ce séjour auprès des souffrants a permis à l'auteure de trouver de nouvelles ressources pour son travail en philosophie. Loin des textes, l'apprentissage des corps, des vertus sensibles du toucher et du regard a renouvelé son approche disciplinaire. Le récit, tout à la fois objectif et sensible, est un document essentiel sur cette période noire de notre époque. Bien écrit, à juste distance de ce qu'il traite, ce livre devrait figurer dans toutes les bibliothèques publiques et familiales. Un livre indispensable. Philippe Leuckx, Les Belles Phrases. *
Anne Staquet est écrivain et professeur de philosophie à l'Université de Mons. En mars de cette année, elle répond à une annonce : une maison de retraite recherche des bénévoles pour faire face à l'absentéisme du personnel soignant à cause de ce virus qui en fera couler de l'encre. Anne ne sait pas très bien à quoi s'attendre quand elle met les pieds dans cette maison de repos. Ayant demandé de ne pas travailler dans le secteur covid, dans un premier temps, elle se retrouve très vite face à cette pandémie dans le home. Des personnes dont elle s'occupe sont atteintes, elles ont besoin de soins, de compagnie, d'humanité et Anne va répondre favorablement à la mission qu'elle s'est assignée, même si la peur est là, sournoise. Anne a toujours tout réussi : bonne élève, professeure reconnue, là voilà face à son inexpérience et au regard des autres. Pas facile pour elle de se trouver dans cette situation de l'élève qui apprend une matière qu'elle ne maitrise pas du tout. Anne Staquet est philosophe. Elle livre ici au lecteur le fruit de ses cogitations. Une expérience qui bouleversera sa vie et dont elle témoigne avec humilité. Ce texte n'est pas un roman, plutôt un récit d'expériences, d'analyses de la situation et de réflexions philosophiques. Un livre court, très intéressant, que je conseille à tout le monde. philippedester dans livresd'auteursbelges. *
Quand, en avril dernier, Anne Staquet professeur de
philosophie à
l’Université de Mons entend l’appel aux bénévoles des
autorités belges
pour renforcer les effectifs des institutions chargées
d’accueillir le
personnes âgées ou en perte d’autonomie pour diverses
raisons, débordés
et décimés par la pandémie, elle n’hésite pas longtemps,
elle s’inscrit
sur les listes. Elle pense qu’il est de son devoir citoyen
de secourir
le plus faibles, de participer activement au mouvement de
solidarité et
au combat contre le fléau qui sévit durement. Elle concède
toutefois
qu’elle trouve dans cette action héroïque une belle
opportunité pour
mettre un terme au confinement qui commence sérieusement à
l’étouffer.Quelques jours plus tard, elle est appelée dans une institution privée accueillant des personnes âgées. Elle est à la fois heureuse de pouvoir se rendre utile, d’échapper à son enferment à domicile mais aussi inquiète, elle a peur de la maladie, elle a subi une intervention chirurgicale dans un passé pas si éloigné. La peur, elle la découvre partout, les héroïnes et les héros qu’on applaudit au balcon tous le soirs ont elles et eux aussi peur pour leur personne, leur famille, leur entourage, leurs patients. La peur est un moteur puissant qui incite à la réaction pour maitriser les causes génératrices qui la provoque. Mais, la peur est aussi une arme très puissante dans les mains des dirigeants qui peuvent la distiller pour justifier les politiques et les actes qu’ils entreprennent et qui n’ont pas toujours pour seul but de juguler la pandémie. An contact des pensionnaires, Anne apprend peu à peu à maîtriser ses angoisses et sa peur, Ces personnes ont souvent d’autres problèmes qui les préoccupent davantage qu’une épidémie dont elles ignorent tout. Ainsi, elle arrive à prendre un peu de recul et, après réflexion, à comprendre que cette épidémie ne concerne qu’une très faible partie de la population quand on la considère à travers des données relatives. Elle découvre d’autres réalités notamment le toucher qui n’est pas habituel dans le monde intellectuel qui est celui de la parole, du discours, du dialogue. Le contact des corps lui procure des sensations nouvelles qu’elle doit apprivoiser, elle prend conscience de leur décrépitude sous les assauts de la maladie ou plus simplement de l’âge. Ce séjour dans cet établissement lui apprend une nouvelle donnée qu’elle n’imaginait pas jusques là : la redescente au plus bas de la pyramide hiérarchique là où sont les débutants, ceux qui n’ont aucune connaissance pas plus pratique que théorique, ceux qui doivent tout apprendre. Pour elle qui se situe très près de la pointe de la pyramide, celle de Maslow, c’est une belle leçon d’humilité. Elle doit tout apprendre, accepter de se tromper, de mal faire, recevoir les leçons de simples aides-soignantes. Et, pourtant, elle finit par comprendre qu’elle reçoit beaucoup au contact des pensionnaires et de ses collègues de circonstance. Simple bénévole, novice dans son emploi, elle découvre qu’il existe une autre façon d’obtenir une certaine reconnaissance, de réussir sa vie, de valoriser son existence, de jouer un rôle dans la société. L’argent n’est pas le nerf de tous les combats, il est parfois possible de triompher en n’étant qu’un simple bénévole. De ce séjour, elle tire bien des enseignements qu’elle confronte à ses acquis universitaires pour revisiter les théories philosophiques et sociologiques qu’elle avait construites sur le socle des enseignements des grands maîtres en la matière. La connaissance pratique, les acquis d’expérience, l’écoute des autres, surtout ceux qui souffrent, peuvent enrichir tous les savoirs universitaires, ouvrir de nouveaux horizons, faire comprendre qu’il peut exister diverses façons d’aborder les problèmes, que la solution n’est pas que dans les livres. Cette crise ne changera peut-être les lois naturelles qui régissent le fonctionnement de l’humanité depuis qu’elle est apparue sur terre mais elle aura à coup sûr un impact social évident, les barrières sociales imposées resteront, peut-être sous une forme, même édulcorée, dans les comportements sociaux. Elle a compris l’importance du vécu, le rôle de la pratique, les limites du savoir, l’importance des valeurs humaines dans le travail et la vie sociale. A l’avenir, elle saura relativiser l’importance des qualités intellectuelles en comprenant que la perception sensorielle, l’adresse physique, l’intelligence pratique jouent aussi un grand rôle dans le fonctionnement de la société qu’elle quelle soit. Tout ce qu’elle a vécu au cours de ce parcours bénévole vient percuter tout ce que nos dirigeants voudraient nous inculquer et tout ce que les médias n’arrivent pas à expliquer, empêtrés dans leurs querelles audiovisuelles pour triompher dans le combat de l’audimat. Je partage totalement avec elle, cette réflexion : « il convient de repenser tant l’éducation que la pertinence du modèle démocratique tel que nous le connaissons à l’époque des médias de masse ». Denis Billamboz, critiqueslibres.com et mesimpressionsdelecture.unblog. *
Le but de la philosophie est la clarification logique des
pensées en
vue d’éclaircissements, dont le résultat ne consiste pas à
produire des
propositions philosophiques, mais de rendre claires les
susdites
propositions. Mise en situation avec «?Les effacés?» ou que
se
passe-t-il lorsqu’une philosophe devient aide-soignante
bénévole dans
une maison de repos en pleine crise de la covid-19?? Tout en
évitant
l’impudeur et la confession, Anne Staquet raconte son
parcours auprès
des résidents, entre peur et maladie, incertitude et manque
de matériel
idoine. Elle livre un texte à la première personne, qui mêle
expérience
personnelle, états d’âme et analyse de la situation. Un
manuscrit court
qui se veut à la fois didactique et simple, en évitant
l’abondance de
citations. Chaque chapitre revient sur un thème
précis : la peur,
le corps à corps avec la pandémie, les motivations, les
bouleversements
et les raisons d’être d’une séniorie. La démarche ne se
limite pas ici
à décrire des faits ni à poser un climat, mais à les penser
en
profondeur pour les relier à des thématiques philosophiques
telles que
le rôle du corps, les craintes et l’éthique. Un livre qui
parle du
coronavirus sous un angle que les maisons d’édition n’ont
pas abordé.Amélie Collard, Bruxelles Culture. *
Des vertus d’une expérience fondatriceProfesseure de philosophie à l’Université de Mons, Anne Staquet nous donne à lire un texte composite mêlant expériences personnelles, analyses de situations et réflexions philosophiques sur son rôle de bénévole dans un home pour personnes âgées durant le premier confinement dû à la crise de la Covid 19. À un moment de sa vie où elle éprouve le besoin de sortir de la solitude et de tisser des liens sociaux, elle se lance dans cet exercice pratique pour lequel elle a très peu d’expérience. Elle nous fait part de sa prise de conscience de la réalité du terrain : l’impossibilité de respecter les distances physiques entre collègues, le matériel manquant ou défectueux, mais aussi le professionnalisme dont l’équipe fait preuve, essayant de contenir à l’extérieur les informations anxiogènes diffusées par les médias. Des détails pratiques qu’elle nous livre, nous n’apprenons presque rien de neuf tellement nous avons été submergés de reportages en la matière, mais là où le témoignage est intéressant, c’est à travers le regard qu’Anne Staquet nous livre en toute humilité. On la voit avancer pas à pas, heurtée par la peur lorsqu’elle doit prendre soin des premiers patients testés positivement. Mais on ne vainc pas la peur une fois pour toutes. Elle ressemble au phénix qui renaît constamment de ses cendres ou à l’hydre dont la tête repousse à chaque fois qu’on la lui coupe. Dans la maison de repos, les occasions de paniquer devant le virus ne sont pas rares, d’autant que, la fatigue aidant, les images et les sentiments de peur générés par les médias refont insidieusement surface. Il suffit que le moindre événement me rappelle le danger et l’adrénaline est au rendez-vous. Or, les micro-événements de ce type sont nombreux. Quelques résidents positifs n’arrivent pas à prendre conscience de leur dangerosité et vont se promener, ils viennent nous retrouver à la salle de garde ou nous frôlent dans les couloirs parfois très étroits sans que nous soyons équipés pour affronter le virus. Les gants, de mauvaise qualité, se déchirent régulièrement. Le masque tient mal et il faut régulièrement le remonter. Quant à la visière, un faux mouvement de ma part ou de la part de la personne dont je m’occupe la fait tomber ou se mettre mal. On sent aussi la crainte de l’autrice de subir l’agressivité et le rejet viscéral des aides-soignants vis-à-vis de ce qu’elle représente : une intellectuelle qui n’a aucune compétence médicale et qui peut ralentir l’équipe par son manque de connaissances. Au-delà du bouleversement hiérarchique qu’Anne Staquet vit (passer de cheffe de service reconnue au statut de sous-aide-soignante est une expérience audacieuse et intéressante), nous sommes amenés à palper le changement de son rapport au monde, principalement grâce à la rencontre avec la matérialité brutale du corps. Évoluant dans le monde des idées et habituée à passer systématiquement par le langage verbal, la philosophe découvre des corps vieux, ridés, meurtris, dont il faut nettoyer constamment les déchets, et elle prend alors la mesure de l’importance du toucher qui peut guérir l’autre et soi aussi, celui qui ne s’embarrasse pas des mots, celui qui dit la fatigue, la tristesse, le besoin d’affection, l’empathie dans un rapport d’égal à égal, même si on sait qui est la bénévole et qui est le patient. Les effacés est un témoignage authentique et humble qui ne bascule à aucun moment dans une forme de voyeurisme et d’autocomplaisance. Anne Staquet nous fait part de son expérience avec une grande simplicité, un esprit critique et une implication justes. Cet exercice pratique qui paraît anodin la pousse à repenser autrement la philosophie, à expérimenter et observer différemment son/le rapport au monde. Construire une société avec distanciation physique, c’est faire une société où les gens seront affectivement, solidairement et intellectuellement distants les uns des autres et, par bien des aspects, quasiment indifférents à autrui. […] Or, voir l’autre comme un danger constitue peut-être un danger social bien plus grand que n’importe quel virus. […] j’en viens à penser aujourd’hui que se plonger dans d’autres milieux est aussi important en philosophie qu’en anthropologie. Un petit colibri s’est envolé pour faire sa part. Et nous, allons-nous le suivre?? Séverine Radoux, Le Carnet et les Instants. *
Ces effacés du monde extérieurBénévole dans une maison de retraite, la philosophe Anne Staquet en interroge les réalités. À la lisière du récit et de l’essai, le livre d’Anne Staquet reste celui d’une intellectuelle. Dans le brouhaha répétitif de ce qu’il faut savoir ou non sur la covid, ce livre-là donne à entendre une voix insolite. Professeure de philosophie à l’université de Mons, Anne Staquet pose, en avril 2020, sa candidature d’aide-soignante bénévole dans une maison de retraite pour personnes âgées. Elle n’avait ni le profil ni les compétences requises, mais de la bonne volonté. Son entourage avait des réactions mitigées, parfois très réticentes. La fibre de l’engagement qui vibre en elle et la perspective de briser la solitude que lui impose la pandémie la motivent toutefois à solliciter ce travail qui est aussi, de son point de vue, une manière de mettre sa philosophie en pratique. Elle y va donc. Bien accueillie, elle comprend vite qu’elle a tout à apprendre. Elle découvre surtout une réalité dans ses aspects les plus concrets. Avec ses collègues, indulgentes à ses maladresses de débutante, elles sont cinq – dont deux positives bien obligées d’être là – au lieu des huit habituelles à se partager les tâches. Il est impossible de respecter les règles de sécurité, certains malades nécessitant des contacts, physiques ou psychologiques, trop rapprochés. Le matériel est souvent défectueux, les gants sont de mauvaise qualité, les masques insuffisants, la visière tombe… La contagion gagne et la colère s’insinue en elle mais aussi la peur qu’alimentent quotidiennement les informations du gouvernement et des médias qui, souvent, donnent des chiffres bruts sans les relativiser par rapport à l’ensemble de la population. Elle décide de réagir en s’appuyant sur la raison. C’est son métier. Elle atténue ses accusations en relevant que s’il n’y avait la peur de mourir, trop de gens ne respecteraient sans doute pas les consignes. Elle considère aussi les manques et besoins réels des résidents, avides de contact et d’affection, qu’ils soient positifs ou négatifs. L’impact d’un contact physique À la lisière du récit et de l’essai, le livre d’Anne Staquet reste celui d’une intellectuelle, même si elle refuse qu’on lui en accorde une quelconque supériorité. Elle interroge le privilège qu’elle a d’accomplir bénévolement un travail que les autres aides-soignantes accomplissent par nécessité. Elle apprend, dans leur nue réalité, les dégradations de l’âge et comment poser avec naturel et empathie des tâches parfois répulsives. Alors que ses relations aux autres passent habituellement par le langage, elle prend conscience de l’impact d’un contact physique, si léger soit-il, sur les liens qui se créent entre personnes. «?Le soin de l’âme a aussi ses droits?», écrit-elle. Chef de service dans sa carrière professionnelle, elle se retrouve sous-aide-soignante et se situe donc au plus bas niveau du personnel de la maison de retraite, réalisant ce que signifie la notion de considération. Étant du côté de ceux qui savent – uniquement dans un domaine particulier, précise-t-elle –, elle est soudain perçue comme celle qui ne sait pas. Son insertion l’amène à repenser sa philosophie. Un angle circonscrit de considérer par l’expérience et la réflexion une situation qui touche les plus vulnérables. Une mise en lumière sans outrecuidance des effacés du monde extérieur. Monique Verdussen, La Libre Belgique. |
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