Extrait «
On
dit
que, ses sept vies révolues, l’âme d’un chat vient éclore
dans une
plante aromatique sauvage, une de ces mauvaises herbes
utilisées en
décoction par les vieilles femmes, pour faire chanter les
morts ou
venir les filles. À moins qu’elle ne reste prise aux
filets d’un bas de
soie, entortillée aux mailles serrées qui recouvrent les
cuisses des
prostituées comme celles, cachées sous d’épaisses robes,
des épouses de
notables. On dit aussi que le grésillement des cigales est
un
envoûtement certain, et que l’âme de celui qui l’entend au
moment de
mourir en reste à jamais prisonnière.
Le chant des cigales, il n’est pas prêt de se faire entendre, dans ce champ de ruines. Quant aux prostituées, généralement les premières arrivées et les dernières parties, j’ai fini par me demander si elles avaient jamais paradé ici. Quoi qu’il en soit, avec ou sans elles, se sont évanouis tous les habitants de la ville. Il ne reste que ces moucherons endiablés, et moi. À tel point que je me demande parfois si je ne suis pas en train de rêver… » *
« Sa cuisse a le galbe d’une poire, le velouté d’un abricot. À mesure qu’elle la gaine de cuir, l’air grésille autour de ses mains et mon poil se hérisse. En plissant les paupières, blotti dans la chaleur du poêle, j’observe ses gestes, empreints d’une nonchalance dénuée du souci de manifester quelque chose, si différents de ceux qu’elle déplie pour ses visiteurs. Devant eux, elle doit remplir son rôle : gardienne interlope de la ville. À chacun, elle réclamera son dû. Elle accorde le passage, mais exige quelque chose en échange. À chacun, il revient de lui abandonner son histoire. Et à chaque fois, elle en attend une trace tangible : un accessoire porté à Ciutabel, un oripeau de cette existence qui appartiendra bientôt au passé. Ensuite, elle octroie un nouveau nom à la personne dépouillée. Une nouvelle histoire peut alors commencer pour son visiteur, ailleurs, hors les murs, loin de l’Œil et de ses innombrables reflets. Parfois, il arrive que je la surprenne, pensive, occupée à marmonner dans ses dents, et j’entends bien son babil de sorcière : s’ils passaient tous, un à un, de l’autre côté, si… Je peux aisément suivre le fil de ses songes. Quand le dernier sera parti, que la ville se sera dépeuplée, elle restera seule avec des ombres. Elle régnera sur son mausolée, entourée des vestiges de toutes les histoires passées. La Grimeuse pourra dire qu’avant de ressembler à une chambre mortuaire emplie de guenilles, à un décor déserté, la ville a vibré, résonné de cris, de pleurs, de chants, que des hommes et des femmes l’ont habitée. Elle pourra témoigner. Laisser monter sa voix dans le vent balayant les rues vides. Des vies minuscules y ont trouvé leur ancrage, y ont pris leur mesure, le temps d’une drôle de saison, qui semblait devoir s’éterniser. La Grimeuse racontera à ses chats qu’il était une fois une cité et ses habitants, des voleurs, des érudits, des amants, des notables, des artistes, des usuriers, des enfants, des ivrognes, des professeurs, des artisans, des jardiniers, des égarés, tout un peuple tranquille, qui louvoyait entre l’ennui et le plaisir, naviguait tant bien que mal sur le cours des choses et menait tambours battants des fêtes mémorables, de temps en temps, pour exorciser le charme. La Grimeuse est une passeuse. Dans la ville emmurée, c’est elle qui, clandestinement, délivre les laissez-passer. Alors, forcément, elle imagine parfois qu’elle sera la dernière. Qu’un jour, elle restera seule, un trousseau de babioles pendu à la ceinture, gardienne de quelques histoires élimées, d’un troupeau de défroques grignotées par les mites. » |
Ce qu'ils en ont dit |
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Interview par Edmond Morrel pour le site www.espace-livres.be |
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Lecture d'un extrait par Guy Stuckens dans l'émission "Cocktail Nouvelle vague", de Radio Air-Libre |
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Le
dimanche 15 septembre, de 9 à 10h, Soline de Laveleye
était l'invitée
d'Adrien Joveneau dans l'émission "Les Belges du
bout du monde",
sur les ondes de la RTBF (LA PREMIÈRE)
L'émission
peut être écoutée en podcast.
http://podaudio.rtbf.be/pod/lp-bbdm_les_belges_du_bout_du_monde_-_152f092f1_15452623.mp3 * Autrefois,
il était difficile d'entrer à Ciutabel. La ville se
protégeait des
étrangers par des procédures qui en rappellent d'autres.
Aujourd'hui,
il n'est plus question de partir, sauf exceptions décidées
par la
Grimeuse. Ce personnage, fantasque et fantastique à la
mesure du monde
inventé par Soline de Laveleye, régit en partie la
vie de la
cité. Dont le narrateur, un chat, ce qui paraît tout
naturel ici, fait
un poème charnel avec glissement vers la disparition, en
passant
par l'épique.
Pierre Maury , LE SOIR *
Un étrange carnaval Paru en août dernier aux Editions M.E.O., La Grimeuse, de Soline de Laveleye, est un texte particulièrement riche, tant dans sa forme que dans son contenu. Découpée en plusieurs parties, l'histoire débute par l'apparition d'un premier personnage, une « passeuse clandestine » qui déambule dans la ville emmurée de Ciutabel. « Quelque chose va se passer. Je suis très sensible à ces atmosphères d'effervescence latente, qui trahissent l'imminence d'un événement. Je le reconnais immédiatement au hérissement particulier qui affecte ma moustache. D'un pas souple, je remonte rapidement l'avenue principale déserte […] Soudain, ils sont tous là. Foule en mouvement, compacte et encore ordonnée, mue par un motif invisible. Une procession s'avance. Personne ne parle et je perçois le froissement des étoffes sur les pavés, les pas encore retenus, les souffles déjà fébriles. » Le texte met en scène un panel de personnages dont on peine à définir l'identité. Qui est-elle vraiment, cette narratrice ? Qui sont Demi-Mot et la Grimeuse ? Et ce joueur de violon ? Il faut s'avancer profondément dans cette cité encerclée pour que, peu à peu, se dévoile un étrange récit de carnavals et de rituels. Derrière ces masques, les personnages prennent forme. « Tout au long du processus, la concentration doit rester intense, le silence est complet — il faut pouvoir entendre la cire, a susurré la Grimeuse. Elias s'exécute avec beaucoup d'habileté. Ses mains ne tremblent pas, son souffle est maîtrisé. » Le texte – bien qu'il se présente sous l'appellation « roman » – tient plus du conte fantastique, mystique ou allégorique. Dans ce texte, Soline de Laveleye fait preuve de beaucoup de virtuosité dans l'écriture de ce récit bicarré, dont l'hermétisme ambiant permet malgré tout de savourer une très belle prose. La lecture de La Grimeuse est un agréable dépaysement ! Primaëlle Verteneuil, Le Carnet et les Instants. *
La Grimeuse fait pénétrer le lecteur dans une ville coupée du monde (en guerre), dont les habitants (surveillés) se sont inventé un mode de vie burlesque complètement inattendu, entre Carnaval et désespoir, éclats de créativité et suspicion permanente. Une réflexion philosophique décalée sur l'enfermement collectif, sur le sens de la vie, sur les pulsions humaines, sur l'appel de la liberté. La plume de Soline de Laveleye est exceptionnelle. J'aime son univers à la fois philosophique et poétique, la richesse de ses tournures de phrases, ses métaphores, la sensualité de ses images (à la fois évocatrices pour les sens et remuantes par les émotions qu'elles induisent). Elle manipule la langue française comme une artiste du verbe, c'est un régal de lire (et de relire) chacune de ses phrases, juste pour leur musicalité et leur pouvoir évocateur. J'espère que son roman-fable sera suivi de plusieurs autres ! Géry de Pierpont, Babelio *
Généralement, je termine par l’effet que j’ai eu en lisant le livre sur lequel je donne mon avis. Et bien ici, cela sera l’inverse car j’ai savouré ce livre. Ce conte, cette fable m’ont emporté et drapé dans une ronde dont une seconde relecture me sera nécessaire pour y comprendre certaines subtilités qui m’ont échappé. Les métaphores sont légions et font entrer le lecteur dans la danse de cette ville emmurée. Portera-t-il aussi un masque fantasmagorique ? Il y a quelque chose d’indéfinissable dans ce roman court mais tellement empreint d’une marque d’onirique et poétique qui vous drapent dans ce récit où le jeu des masques entre, encore une fois, dans la danse sous l’œil de la Grimeuse et passeuse vers une autre existence. Ce livre m’a fait penser à la nuit et à la couleur bleue, je ne sais pas pourquoi, le bleu-noir, des personnages décalés qui tournent dans la fable. Une véritable mascarade de faux-semblants et de faux-moi. C’est cette emprunte poétique qui m’a fait vibrer et devenir un des personnages de l’histoire. Le style littéraire reste fluide comme une partition musicale, voire une rivière d’air qui laisse sentir son passage. Un flux continu et constant. J’ai passé un moment vraiment très agréable en lisant "La Grimeuse" de "Soline de Laveleye" dont je me hâte de découvrir d’autres écrins littéraires comme elle vient de nous offrir avec sa grimeuse. Emportez avec vous, violons et poupées de chiffon. Que celles-ci prennent vie dans le castelet de nos vies ! Veggie, Babelio *
La Grimeuse est un livre vraiment spécial que j'ai pris beaucoup de plaisir à découvrir. La première chose que j'ai vu, c'est sa couverture que je trouve magnifique et bien évidemment, en lisant le résumé, je n'ai pu que le cocher lors de ma sélection ! J'ai été un peu déroutée par cette lecture...Nous accompagnons le narrateur, que l'on ne connait pas au départ car il ne se "présente" que tardivement dans l'histoire, dans les décombres encore fumants d'une ville. Ce dernier se met donc en quête de nous raconter les évènements qui ont conduit à cette situation. Les habitants de cette ville particulière, sont eux-mêmes très particuliers...Personne ne sort de cette ville, à part aider par la grimeuse, mais on peut y entrer. Cela m'a un peu fait penser à un camp, une sorte de prison où les gens se "construisent" une vie afin de faire face à leur impuissance et à leur manque de liberté...Mais pour le coup, ils inventent toutes sortes d'animations et de fêtes, qui finissent souvent en orgie apparemment, les moeurs semblent dévergondées mais les mentalités semblent pourtant peu évoluées sur d'autres points comme la jalousie et l'envie. Dans cette ville, on peut faire autant de bien que l'on peut faire de mal...La grimeuse est donc la seule personne à pouvoir changer le destin des habitants en quelque sorte, car elle est la seule à pouvoir les faire sortir de cette enceinte si bien gardée...Cela fait d'elle un personnage très important, que l'on vénère mais que l'on redoute également, car après tout, si elle venait à se décider elle aussi à quitter la ville, qui pourrait les aider eux à le faire...? Alors quand un étranger arrive et semble totalement retourner le coeur de cette grimeuse, l'inquiétude gronde, les langues se délient et le malheur est tout près... Nous avons droit à une seconde histoire dans ce livre, qui fait suite à la première mais en empruntant juste les décombres de la ville. En effet, un théâtre itinérant s'y 'installe et les protagonistes vont raconter leurs propres histoires...J'ai beaucoup aimé cette lecture également. Dans un style poétique, l'auteur et sa plume arrive à raconter des histoires totalement différentes mais tout aussi difficile l'une que l'autre. Soline de Laveleye vous emporte dans une petite bulle, en immersion totale dans son monde, un peu à l'image de cette ville coupée de tout...Une bulle qui éclate trop violement pour la rêveuse que je suis. C'est un conte qui nous est proposé ici, pas un conte de fées malheureusement, mais un conte tout de même, rempli de douceur mais également de noirceur, interprétée par l'Homme, capable du pire comme du meilleur... Cet univers onirique a su me séduire et m'a fait passé un moment délicieux. Soline de Laveleye est une auteur de talent dont l'univers intriguant nous pousse à découvrir ses autres textes avec un mélange de fascination et d'inquiétude.... Helvétius, Babelio *
De La Grimeuse, j'ai apprécié l'onirisme. L'impression de flotter dans un rêve marqué par une cruauté et une violence larvées. L'ouvrage tient du conte philosophique ou de la fable. Les personnages ne sont pour la plupart que des pantins, des êtres mécaniques ne concevant rien au-delà du rôle qui leur a été assigné dans la ville dystopique de Ciutabel. On sent de ligne en ligne que tout est symbole, même si l'on ne dispose pas de toutes les clefs. A la douceur, aux couleurs vibrantes, à l'exubérances des fêtes, des carnavals, au sucre, l'auteur mêle la noirceur, le sang, et teinte le tout d'érotisme. L'univers visuel de l'oeuvre m'a évoqué des masques d'Ensor égarés dans la série d'estampes de Félix Vallotton "C'est la guerre". Emnia, Babelio *
Ciel bleu sur ville anéantie. Voilà le tableau. Pour l’intituler, j’hésiterais entre Désolation limpide ou Sublime désolation, si toute cette histoire ne frisait pas l’absurde. [p. 9] DANS LA GRIMEUSE, Soline de Laveleye crée un univers merveilleux et énigmatique, tant pour ses personnages que pour le lecteur. Celui-ci y est d’emblée plongé avec les Préliminaires : une ville dévastée, nouvellement en ruine et désertée, à l’exception d’un habitant et de centaines de moucherons. Peu à peu, les souvenirs reviennent au narrateur, qui tisse alors la trame de la ville, avant sa destruction. Il s’agissait d’un havre de paix au milieu de la guerre, néanmoins sous le contrôle de l’Ennemi. Aucun habitant n’avait le droit d’en sortir, à moins de recourir aux services de la passeuse, la Grimeuse, et tous recevaient un rôle à tenir, dans cette vie rythmée par les rituels. L’univers proposé m’a paru original et bien construit, plutôt cohérent. La vie comme théâtre, en particulier, traverse toute l’œuvre, structure la ville racontée. Tout apparaît sous le prisme du jeu et de l’apparence : chacun endosse son rôle, sans que l’on ne sache s’il est sincère ou non, s’il croit à la mascarade que semble être cette ville artificielle. Cela se répercute bien sûr sur l’écriture, très visuelle ; il est aisé d’imaginer les scènes évoquées comme autant d’images poétiques. L’écriture de Soline de Laveleye est très agréable, à mi-chemin du conte et du roman. Le théâtre est aussi décliné en histoires racontées. Farce, conte ? Le narrateur lui-même hésite sur la dénomination de son récit et est conscient de la déformation que subit la réalité une fois narrée, irrémédiablement ; comment raconter des faits, comment assurer de la vérité ? Ces interrogations sur la fiction m’intéressent toujours beaucoup et mettent en évidence ce fil rouge théâtral du roman, cette mise en abyme permanente. Quant à moi, ma discrétion fait merveille. Comme toujours, je passe complètement inaperçu : l’observateur idéal. Le degré zéro du protagoniste. Ce n’est pas forcément un choix, mais je finis par me prendre au rôle. [p. 19] Une autre originalité est le point de vue adopté : le narrateur est un chat. Cela apporte un regard différent lors de la première scène de la ville, celle du carnaval, non pas un regard naïf ou interrogatif, mais décalé. Peut-être par habitude au fil de la lecture ou parce qu’il était difficile de tenir le procédé longuement, il m’a semblé moins exploité par la suite, malheureusement. L’avantage d’un tel personnage félin se limite alors à sa discrétion et au fait qu’il peut s’introduire aisément un peu partout. Mon bémol n’est pourtant pas celui-là et concerne plutôt la fin. L’épilogue est suivi d’une quarantaine de pages de « suite », d’histoires racontées dans un théâtre de marionnettes. On y retrouve le chat, ainsi que des personnages ayant fait appel à la Grimeuse. Cela peut être intéressant de voir ce qu’ils sont devenus, mais m’a paru de trop, trop long et tout à fait dispensable ; un peu comme si l’auteur n’avait pas réussi à quitter ses personnages au terme de son roman ou à se dépêtrer plus brièvement de son point de départ avec son épilogue. Un conte cruel et original. Mina Merteuil, blog Mon salon Littéraire. |
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