Extrait L’humanité
m’apparaît comme un immense rucher où se juxtaposent des milliards
d’alvéoles séparées par des travées de cire infranchissable. Chacune de
ces alvéoles dit et pense « Moi je ». Elle veut aimer, être aimée,
jouir plus qu’elle ne souffre, elle trouve juste chaque bonheur,
cruelle chaque douleur. Pour appeler ces bonheurs, écarter ces
douleurs, chacune se structure une pensée magique autour d’une
divinité, d’une philosophie. Mais pour chaque alvéole, quelle
importance ont les autres « Moi je » qui pensent et ressentent,
partagent ou ne partagent pas son illusion de la divinité, de la
philosophie ? Aussi proches qu’ils paraissent, ni leur pensée ni leur
ressenti ne lui sont accessibles. Toute proximité n’est qu’illusoire.
Certains répandent des bienfaits en vertu d’une abstraction
improuvable, quand au nom du même concept d’autres torturent et
assassinent. Tout humain digne de ce nom a été horrifié par les
attentats récents. Mais en quoi le fait qu’un grand nombre a perdu la
vie au même instant des mains de prétendus semblables rend-il leur mort
plus effroyable que le cancer de Josefa, les poumons pétrifiés de Papa,
l’Alzheimer de Mamma, l’hémorragie cérébrale de Mine ? Le « moi je » d’aujourd’hui semble pareil à celui d’hier comme à celui de demain. Ce bientôt vieillard que je suis ne s’éprouve pas différent de l’enfant auquel une fillette refusait la découverte de son corps, cet adolescent qui se sentait rejeté parce que d’une classe « inférieure », ce jeune homme en crise existentielle qui a mis fin à ses études pour s’enfouir dans la banalité. Mais quelle réalité cette impression recouvre-t-elle ? Je ne sais plus de mon passé que des flashes sélectionnés à mon insu par une instance de mon cerveau. Tout le reste s’est effondré dans l’oubli, comme dans l’océan ces falaises de glace minées par le réchauffement. Et le jour où sera donné le signal du délitement, ces flashes eux-mêmes disparaîtront, peu à peu ou d’un seul coup. De ce qui aura été Yvan Jankovic ne subsistera qu’une machinerie en sursis, inconsciente d’elle-même, fabriquant des instants qui aussitôt se déliteront. |
Ce qu'ils en ont dit *
« Les chemins de vie s’entortillent et s’entrelacent. À quelle vérité nous mènent-ils ? », lit-on en p. 171 du nouveau livre de Gérard Adam, auteur depuis 1988 d’une quinzaine de romans et recueils de nouvelles. Il s’intitule « Stille Nacht » parce que cette traversée des souvenirs, en quarante-huit heures, a pour cadre l’approche d’un Noël de nos jours (des références à l’épineuse actualité le prouvent). Douce-amère confession, empreinte d’humanisme et de sincérité, autant que ré¬flexions sur les croyances ou les désirs. Yvan, né en 1946, que n’épargnent pas les pépins de santé liés à l’âge, rend visite, dans le home où elle attend l’au-delà, à sa mère nonagénaire dont la lucidité souffre d’éclipses. Une aide-soignante y a ce mot encourageant : « Votre maman est une des rares à nous donner l’impression de rendre sa vieillesse heu¬reuse ». Le narrateur est fils d’une Italienne d’Istrie et d’un Croate d’Herzégovine venus en Belgique pour fuir le communisme ; dans nos mines, son père s’usera les poumons. Des apatrides naturali¬sés après le drame du Bois-du-Cazier d’août 1956. D’une écriture réaliste, ce roman (non pas noir mais gris) est l’autoportrait sans fard d’un homme qu’interpellent les maux qui nous frôlent : « Qu’en sera-t-il pour la descendance des Sy¬riens, des Afghans, des Somaliens venus enrichir, comme nos parents naguère, ce patchwork humain qu’est la Belgique depuis la nuit des temps ? » Francis Matthys, La Libre Belgique *
Gérard Adam est à la fois homme de lettres (multi récompensé) et directeur des éditions M.E.O., qui veillent à la traduction et à la diffusion d’auteurs issus de l’ex-Yougoslavie et d’écrivains francophones chevronnés. S’emparant de ses souvenirs qu’il recompose sous la forme d’une fiction, il traite du sens de l’existence et s’interroge sur tout ce qui concourt à la rendre passionnante ou terne. Yvan rend visite à sa mère dans une maison de retraite et voit défiler les grandes lignes de son parcours terrestre, conscient que tout a été joué sans qu’il puisse vraiment agir sur les événements. Chaque étape s’est succédé de manière à engendrer la suivante. Il médite, maugrée et peste contre lui-même et la terre entière. Fils d’apatrides naturalisés après la catastrophe minière de Marcinelle, il évoque ses amours, ses grandes déceptions et revient sur les séquelles laissées par un catholicisme qu’il s’est toujours efforcé de rejeter, persuadé de son inanité ou de son influence pernicieuse sur le comportement de ses contemporains, poussant chacun à brider ce qu’il a de plus fort en lui et à se soumettre à l’autorité morale du pape et des évêques. Pourtant et pour la première fois de sa longue vie, il a décidé de se libérer des carcans et d’exulter pleinement. Gérard Adam marque des points dans un registre qu’il maîtrise parfaitement, celui des petits détails qui fusent et qui renforcent l’armature du récit, de la psychologie décortiquée de manière presque médicale et d’un style d’une belle richesse, avec des envolées lyriques et une émotion palpable. Il réussit surtout la gageure de sortir des sentiers maintes et maintes fois battus. Un roman original avec, en filigrane, les strates d’immigrations qui ont modelé la Belgique. Daniel Bastié, Bruxelles Culture *
S'agissant d'un auteur dont nous saluons depuis longtemps l'activité déployée dans le champ éditorial de la littérature française de Belgique, l'occasion de l'évoquer davantage nous est donnée avec la parution de son dernier roman en date "Stille Nacht". Gérard Adam appartient à cette espèce rare des hommes de lettres pour qui la littérature signifie un engagement réel dont les limites débordent de se propre production romanesque. Passons en revue les multiples personnalités de celui qui entra en littérature en 1988 avec un roman, "L'arbre blanc dans la forêt noire" qui lui valut d'emblée le Prix N.C.R. un des prix prestigieux. Il a entrepris en 1995 de traduire du croate et du bosniaque une littérature dont il eut l'occasion de découvrir la diversité et la richesse lorsqu'il était médecin militaire et participait à des opérations humanitaires en Bosnie-Herzégovine. Avec plus de vingt ouvrages (poésie, romans, nouvelles) traduits, Adam a donné l'occasion au public francophone de découvrir des textes qu'il commença à publier dans sa propre maison d'édition M.E.O., ouvrant ainsi un nouveau chapitre de son activité dans le monde des lettres. Lorsqu'il accéda à la retraite, il put se consacrer (aussi) à sa propre carrière d'écrivain, en alternant romans et recueils de nouvelles, dont il donnait parfois la primeur à la revue MARGINALES. Nous avons eu à plusieurs reprise de le rencontrer et de l'interviewer, en tant qu'écrivain et en tant qu'éditeur. Ces entretiens sont toujours disponibles sur le site de la web radio espace-livres et permettent d'entendre un éditeur engagé, un traducteur attentif et un auteur nourri d'humanisme. Chaque fois nous avons abordé avec lui la place singulière qu'il occupe dans le paysage francophone de Belgique où, nous semble-t-il, il n'acquière pas la place qui devrait lui être réservée. Ainsi à l'occasion de la parution de son roman "Qôta-nïh" nous demandions à Gérard Adam de nous raconter son parcours à partir de ce fort roman, publié en 2009. Nous écrivions alors: "Voici un livre dense, beaucoup plus dense que ce que le nombre de pages ne peut indiquer...même si ce fort volume en compte 760 ! Se plonger dans sa lecture, c’est entreprendre un voyage, mais pas n’importe quel voyage…la traversée du livre est faite de méandres sinueux, de retours en arrière, de rencontres, de questions… Dans cette rencontre, Gérard Adam raconte sa trajectoire d’écrivain, les raisons de son long silence éditorial (huit années), définit ou tente de définir son travail et son exigence de romancier... En effet, même si on peut considérer qu’une œuvre existe ou doit exister en dehors de la vie de son auteur, dans le cas de ce roman, certains éléments de la biographie de Gérard Adam peuvent servir de balises : son métier et sa pratique de médecin dans des conditions extrêmes, la rencontre avec Monique Thomassettie qui devient son épouse en 1967, la guerre ou plutôt les guerres où il accompagne en tant que médecin les forces de l’ONU, notamment l’expérience Bosniaque, la confrontation avec ce puzzle tragique que fut le démantèlement de la Yougoslavie." Dans l'interview qu'il nous accorde à l'occasion de la parution de son recueil de nouvelles "Le saint et l'autoroute" (toujours chez M.E.O.) il évoque le catalogue de plus en plus riche de sa maison d'éditions à laquelle plusieurs prix littéraires sont attribués (En 2011, le nouvelliste recevra le Prix Emma Martin pour "De l'existence de dieux dans le tram 56"). Le romancier nous revient cette année avec "Stille Nacht" un roman sensible dont le narrateur, arrivé à l'âge des bilans, évoque sa trajectoire familiale tandis qu'il rend visite à "Mamma", installée dorénavant dans une maison de retraite où elle se croit "en vacances", comme le pensait trois décennies auparavant, le père du narrateur, travailleur immigré de l'après-guerre. A l'époque, la maison de retraite accueillait les mineurs dont les poumons avaient été ravagés par la silicose. On devine combien le narrateur (et c'est souvent le cas chez Gérard Adam) puise dans la mémoire vive du romancier lorsqu'il évoque la condition ouvrière, les différences de classe qui éloignent du progrès social les "pareils à nous" (c'est ainsi que "Mamma" désigne son milieu), l'opportunité de bénéficier d'une scolarité générale (et pas "technique" comme c'est la tradition pour les "pareils à nous"). Cette plongée dans le passé, confrontée aux questions d'aujourd'hui (la religion, les réfugiés, les "racines", la mémoire, l'Histoire...). Un bémol: Gérard Adam aurait gagné à être épaulé par un éditeur autre que lui-même. Il lui aurait signalé des glissements de niveaux de langue et l'un ou l'autre affaissement de la tension dramatique qui désarçonnent la lecture. La générosité de l'écrivain le submerge par moments dans cette intention de dire sa conviction, au lieu de laisser les personnages aux prises avec les tensions, les antagonismes, les incidents de leur destin. Mais ce serait de mauvaise guerre de ne pas s'intéresser à ce roman si proche du romancier qu'il donne à entendre au lecteur un coeur vibrant auquel nul ne peut être insensible. Jean Jauniaux, blog. *
L’emploi du « je » dans un roman est toujours un dilemme pour le lecteur, qui se demande dans quelle mesure l’auteur est le personnage qu’il campe. D’après la dédicace, il s’agit dans ce roman d’un « mélange d’anecdotes et d’atmosphère de l’enfance et de l’adolescence, revisité par la fiction ». Supposons les anecdotes vécues, retrouvons l’atmosphère des années passées, qui éveillera chez certains des souvenirs personnels, et portons notre attention sur les réflexions et les considérations qui sont à l’évidence celles de l’auteur, dont le héros est le porte-parole. Le personnage mis en scène est d’origine yougoslave et le milieu dans lequel il gravite est un milieu d’immigrés d’origines diverses ayant trouvé du travail dans les charbonnages ou l’industrie belge en manque de main-d’œuvre. Yvan Jankovik est né apatride et sans connaissance précise de ses racines et du passé de ses parents. On n’en parlait pas. Le père avait certainement eu un passé « actif » en Yougoslavie car il ne pouvait plus y mettre les pieds sans se faire arrêter… Pourtant, c’était un brave homme et Gérard Adam pointe ici les effets des religions, des nationalismes, des groupes et des communautés sur la liberté de pensée et d’action des individus. Au seuil de la septantaine, à l’occasion d’une fête de Noël, Yvan se penche sur sa vie, sur celle des gens qu’il a pu côtoyer, sur le sens de la vie en général, sur la difficulté d’être étranger, d’être vieux, d’être veuf, d’être malade... Sa maman, atteinte d’Alzheimer, semble heureuse aux Bruyères – et l’auteur en profite pour faire l’éloge des maisons de retraite, qui sont cependant loin d’être toutes aussi idylliques que celle évoquée ici. Son père est décédé de silicose comme beaucoup d’autres mineurs. Ses enfants se sont envolés vers leur propre vie. Cette nuit de Noël solitaire fait remonter en lui une foule de souvenirs, qui viennent se mêler à son présent avec sa morne tranquillité, ses petits soucis de santé, ses vagues pulsions érotiques, ses regrets pour tout ce qu’il n’a pas connu, bridé par les interdits d’une religion dont il s’était cependant libéré, limité par sa condition d’immigré fils d’ouvrier. Les difficultés d’intégration et d’adaptation des migrants de tous lieux et de toutes époques sont évoquées, et l’oubli, volontaire ou obligé, de leur passé, qu’il soit idéalisé, douloureux ou honteux. Il n’est pas mécontent de sa vie, Yvan, des trente-sept ans de fidélité à sa femme Josepha, décédée voilà dix ans, de sa carrière dans une petite agence de banque de province. Mais il a l’impression d’avoir manqué quelque chose, il se sent frustré, exclu, médiocre. Sa nostalgie se teinte d’un peu d’amertume, il a la sensation de s’être exclu lui-même en fait, par idéalisme romantique, par timidité, par respect des limites et des principes imposés par d’autres. Et de se poser la question : qu’est-ce qui amène un individu à accomplir tour à tour des gestes d’amour et des atrocités ? Les événements, les situations ou les décideurs politiques, militaires, religieux ou autres, qui décident pour nous ? Et les chemins de vie qui se croisent sont-ils dus au seul hasard ? Qu’en est-il de ces fameuses racines, qui nous font être de quelque part et nous séparent de ceux qui ne sont pas de ce même quelque part ? Sont-elles vraiment si importantes ? Peut-être ce passé n’est-il pas aussi essentiel qu’on se plaît à le croire. Il est au moins aussi important de vivre le présent, de s’adapter au milieu et aux personnes présentes, de créer avec elles de nouveaux liens en vue d’un avenir commun. Une conclusion lumineuse est donnée en fin de livre, lors d’un repas de Noël imprévu, où les convives prennent conscience de la part de hasard qui a présidé à leur destinée, depuis la rencontre de leurs parents dans des conditions parfois difficiles ou improbables jusqu’à l’intervention d’éléments extérieurs tels que guerres ou expatriations pour raisons économiques. Notre héros trouve là, par hasard ou par un clin d’œil du destin, une compagnie joyeuse et sereine, où s’affirme le fait que les appartenances à des groupes, quels qu’ils soient, est finalement un peu aléatoire et ne devrait pas apporter de divisions, de comparaisons, de rivalités et de conflits. En se parlant en toute quiétude autour d’une table ou d’un feu de bois, les convives se rendent compte qu’ils ne sont pas aussi éloignés qu’il y paraissait et Léocadie, la Rwando-Alsacienne adoptée par des Flamands de Furnes, entonne un Stille Nacht en quatre langues, comme un message de paix aux hommes de bonne volonté. Isabelle Fable, AREAW *
Un Noël pas comme les autres Stille nacht, un chant incontournable de Noël et qui se décline dans plusieurs langues..., une émotion pour divers peuples. Médecin militaire de profession, Gérard Adam se retrouve ainsi au Zaïre et en Bosnie. Ce qui est une source d'inspiration pour ses romans et nouvelles. En 2013, il obtient le Prix Emma Martin décerné par l'Association des écrivains belges de langue française pour un recueil de nouvelles, De l'existence de dieu(x) dans le tram 56. Gérard Adam dirige actuellement les éditions M.E.O. Yvan Jankovic, proche de septante ans, ressasse, à quelques jours de la fête de Noël, ce qu'a été sa vie. Une vie particulière ; ses parents, mère italienne et père croate (Oustachis?), se sont enfuis à la fin de la guerre 40 et se retrouvent en Belgique dans les charbonnages. La jeunesse d'Yvan n'est pas à envier : bon élève, il se retrouve dans une école catholique emprunte de bourgeoisie ; rien à voir avec le milieu familial particulièrement pauvre. Son père décède trop tôt, victime de la silicose tellement fréquente dans les mines. Jeune universitaire prometteur, il se prend une claque au sens propre comme au figuré et se retrouve dans une agence bancaire. Le lecteur prend un réel plaisir avec ce roman : l'intérêt pour la période soixante-huitarde, une promesse d'un renouveau galvaudé dans les faits, un regard sans concession sur ce monde qui bouge, mais pas nécessairement dans le bon sens. DDH, Critiqueslibres.com et Fnac.be *
Quand la madeleine a parfum de sapin L’approche des moments de fête exerce souvent un pouvoir aussi irrésistible que la célèbre madeleine de Proust. En effet, il suffit que retentissent les cantiques et autres mélodies associées à la fête de Noël pour que soient convoqués les souvenirs et que ceux-ci fassent surface avec une présence incroyable, effaçant les effets du temps. Le narrateur, Yvan Jankovic, vient de rendre visite à sa mère en maison de repos alors qu’on y fête, avec quelques jours d’avance, ce moment familial par excellence. Lui, il va se retrouver seul, et ne sait pas encore dans quelles conditions il passera le réveillon. Un dérapage sur le chemin du retour le confronte à ses limites et l’incite plus encore à se replier sur lui-même. Qu’importe, il est déjà en compagnie de ses souvenirs et il nous les livre au gré de ses humeurs, intercalés dans le récit des jours qui le séparent encore du 24 décembre. S’il est lui-même aux portes de la vieillesse (il va avoir septante ans sous peu), c’est à son enfance qu’il songe, et à ses racines familiales. À la rencontre de ses parents, en fuite d’Herzégovine, au travail de mineur de fond de son père, emporté tôt par la silicose, à ses jeunes années dans les quartiers ouvriers, à son métier de banquier un peu rangé, à ses amours, à son épouse emportée par le cancer il y a dix ans déjà. Son récit fourmille d’anecdotes bien senties, d’observations assorties de commentaires sur l’évolution de la société et des pratiques sociales. Ce volet du récit constitue à lui seul un tableau d’époque qui mérite le détour. Mais surtout, cet homme qui fait le point sur sa vie nous livre ses joies et déboires sur un ton libre, sans trop de complaisance sur son parcours, auquel il trouve peu d’éclat, mais qu’il considère avec une relative tendresse. Ce voyage dans le temps est l’occasion pour lui de décrire un temps qui n’est plus, celui des Trente Glorieuses, de l’ascension sociale acquise aux courageux, de la conquête du confort, des espoirs permis. En mal de tendresse, négligeant ses repas, souffrant sans trop l’avouer de solitude, il mesure ce qu’il lui reste à vivre alors qu’il observe les ravages du temps sur la génération qui le précède et qu’il subit de plein fouet les paresses de sa prostate. Dans cette attente un peu morose, mais aussi empreinte de mélancolie douce, la vie lui réserve encore une belle surprise et l’entraîne dans une improbable aventure d’un Noël inédit au pays de l’Yser. Histoire de prouver que tout n’est pas encore dit et que des pages restent à écrire. Thierry Detienne, Le carnet et les Instants *
Le dernier (faux) roman de Gérard Adam est un chant de Noël doux/amer qui décline sensibilité et écriture. C’est une constante des éditions M.E.O., de nombreuses publications sont à la limite des genres. Evelyne Wilwerth écrira des romanouvelles, Soline de Laveleye un « conte qui ne (se) raconte pas », Daniel Charneux une fausse étude historique sur Thomas More, etc. Choisir un livre M.E.O., c’est rarement plonger dans un récit haletant (quoique la susdite Evelyne est, elle, virevoltante d’essence), à péripéties ou solidement charpenté, c’est souvent tout autre chose, aller à la rencontre d’une écriture et d’une sensibilité, d’un décryptage du monde et de ses rouages saisi à hauteur d’homme, à profondeur d’âme. Avec cette impression de partager des moments d’intimité avec des auteurs qui se laissent aller à écrire naturellement, et qui nous offrent donc de délicieuses madeleines de mots, pensées, impressions. Le dernier roman de Gérard Adam vient asséner un semblant de pertinence à ma théorie. En effet, ce n’est pas vraiment un roman ou il l’est, mais qu’importe !, autrement, en intégrant un récit de vie, une collection de moments-clés, d’anecdotes et d’atmosphères qui constituent in fine l’esquisse du… roman d’une existence. Son héros ? Un contre-héros, la septantaine toute proche, qui erre entre sa mère atteinte d’Alzheimer et déjà à demi-morte, ses souvenirs d’enfance et d’adolescence, ses regrets, ses complexes et ses aspirations refoulées. Le ton est doux/amer, souvent bougon mais truffé d’humour, sans fard. J’avoue avoir été très ému par la reconstitution de ces instants de nos jeunesses, qui semblent anodins ou dérisoires aux idiots/ignares/inconscients, mais qui sont autant de carrefours, de stimuli nous faisant basculer à droite ou à gauche, ou stagner, hoqueter, hésiter. On tourne à trois camarades autour d’une fille et, allez savoir pourquoi, elle vous méprise, vous marginalise, vous ostracise, votre vie peut en perdre ses couleurs pour longtemps, pour toujours. On a tous vécu ça à petite ou grande dose, ou l’inverse. Il y a autre chose. Ivan, le héros/narrateur, est le résultat d’une émigration compliquée et il ne sait quasi rien des vies de ses parents. Ils sont venus de Croatie ou d’une zone limitrophe mais paraissent issus de camps opposés, des survivants des atrocités commises en temps de guerre ou sous la répression qui suivit. Comment se sont-ils rencontrés, aimés ? Parce que tous les fuyards, somme toute… ? Cette problématique entrouvre une interrogation profonde sur les racines, leur importance ou leur côté surréaliste in fine. Doit-on s’expurger de tout et entamer une feuille blanche ? Est-ce possible ? Dans la foulée d’Ivan, on est plongés dans une période entre chien et loup, un homme en parfaite lucidité et maîtrise, qui effectue son bilan, pressentant le temps qui le sépare de la non-vie maternelle, le rétrécissement qui s’opère chaque jour, déjà, panoramise/relativise le monde qui l’entoure, ce qu’il a raté, vécu, gagné, effleuré, refusé, cassé. On devine qu’on se dirige tous et toutes vers ce type d’état des lieux, si tant est qu’on n’y soit pas déjà confronté, tout ne nous est donné qu’en location, tout est éphémère, la vie passe trop vite, et ses plaisirs, les occasions de se refaire. A moins que… Stille Nacht. C’est quand on n’y croit plus, le monde et notre cœur se délitent, tout est pesé, mesuré, achevé… Non ! La vie est encore là, bien là ! Et les derniers chapitres, situés au cœur des polders flamands, dans un gîte aux allures de crèche mondialiste, offrent une sorte de remontée vers la lumière du partage, de l’adéquation. L’euphorie de Noël, soudain, nous étreint, nous transporte. Il suffit de peu de choses pour balayer un ciel gorgé d’opacité. Une infime échancrure à travers les nuées et… Un beau livre et une fin qui m’a paru vitrail de cathédrale ! Philippe REMY-WILKIN, Les Belles Phrases *
D'une filiation réelle à une autre, espérée, tissée de contacts réinventés voire insoupçonnés, le roman se déroule. D'une mère à l'autre (plage belge), la fiction, nourrie d'autobiographie, offre l'un des cadres d'une histoire de familles. D'une Histoire, tout court, puisque la grande souffle au fil des pages, avec les remugles d'une guerre interminable (1939-1945), les conséquences désastreuses (exils, déplacements, emplois précaires), ses traces indélébiles pour ce jeune Yvan Jankovic, d'une double origine (croate par le père; italienne par la mère Istrienne), qui, devenu ce narrateur de soixante-dix balais, rameute les mille et un fils de son existence de fils d'émigrés, de fils de travailleur meurtri par les charbonnages, de ses amours, de ses blessures. La Josefa de sa jeunesse est devenue sa femme, pour le meilleur, pour le pire. Il souffre de son absence. Comme il a douleur poignante pour cette mère qui commence à partir vers d'autres brumes. La jeunesse d'Yvan s'est illuminée de la présence amicale d'autres fils d'immigrés, qui ont redoré un peu le gris dépouillement des lieux, usines et corons. Pino, le Rital, Dariusz le Polak font vraiment partie de son histoire sentimentale, affective. Des années cinquante à l'aujourd'hui un brin contraint, Yvan passe en revue les grandes étapes de sa vie. Mai 68, avec son folklore un peu échevelé, n'y déroge pas : c'est l'occasion d'une folle escapade à la mer (déjà), d'un dépucelage inattendu autant que précieux. Au fil du temps, des fêtes, de ce qui a compté et changé, la vie coule, avec ses départs : le père, 57 ans, rongé de silicose; celui des amis chers; celui des emplois perdus; la vie, quoi, pleine de rêves et de retombées dans la réalité souvent morose. L'écriture, descriptive, juste, fait de Mamma, Yvan, Pino, Josefa, des enfants, une peinture de personnages partageables, proches de nous, de nos usages, d'une vie quotidienne. Sans négliger le recours à la langue parlée et à ses effluves, ni au français très réglementé des rédactions d'avant, l'auteur réussit à nous restituer une époque digne d'être sauvée des tranchées de l'oubli, et de nous en préserver les saveurs : ce charme inouï de ce qui se perd, de ce qu'on gagne à se souvenir de celles et de ceux qui nous ont faits. Le titre, noué de Noëls nombreux, de chants, de partages, résonne lui aussi profond, comme la voix surgie des sapins de familles, comme la part la plus naïve des enfants que nous sommes restés. Un beau livre. Philippe Leuckx, Les Belles Phrases *
Stille Nacht, comme s’il avait neigé sur la vie elle-même... « Mes deux amis d’enfance étaient des pragmatiques : moi, hélas, un romantique idéaliste, la pire des espèces. » Un livre délicat, ouvert comme une boîte à bonbons d’autrefois, et refermé avec le même soin qu’on accorde aux lithographies de Gustave Doré ; dur aussi et sensible, ô combien !, aux tribulations des émigrés que Gérard Adam associe aux errants d’aujourd’hui, jetés par la guerre sur des terres inconnues et inhospitalières... À l’aube de sa septième décennie, Yvan Jankovic, fils d’apatrides naturalisés après la catastrophe de Marcinelle, tente de faire le bilan d’une existence tumultueuse où le jour aléatoire a toujours éclairé l’inconfortable nuit… Une vie comme les autres ? Pas tout à fait : « L’humanité m’apparaît comme un immense rucher où se juxtaposent des milliards d’alvéoles sépa-rées par des travées de cire infranchissables. Chacune de ces alvéoles dit et pense "Moi je". Elle veut aimer, être aimée, jouir plus qu’elle ne souffre, elle trouve juste chaque bonheur, cruelle chaque douleur. » Non décidément, la vie d’un émigré, trahi par sa sensibilité, ne fera jamais le fondement d’un roman comme les autres. L’injustice lie et délie les consciences. Des Yougoslaves fuyant le communisme… mais qui ne seront pas à l’abri de dénonciations mensongères… Et puis le secret, lourd comme le couvercle de la marmite, secret et silence confondus… Nul ne sait qui fut réellement le père : « Il y avait eu, dans les montagnes d’où il était originaire, des combats acharnés. » Les femmes bien entendu : les hâtives, celles des autres, les tardives, comme la sienne, cette Josepha qui a quitté si vite le monde des vivants... Donc la solitude, qui suit si communément le silence et le secret, ces trois S qui sifflent en permanence aux oreilles du narrateur. La consigne ? Toujours la même et énoncée de diverses manières : « Pas le droit, interdit de séjour parmi ceux qui profitent de la vie ! Ordre de quitter le territoire de ceux qui se la coulent douce. » Si le cri de la mère : « Je vais mourir belge, le reste n’a pas d’importance ! » retentit comme une procédure ultime, le ressenti d’Yvan Jankovic est plus nuancé. Même s’il ne veut pas chagriner « Mamma » qu’il continue d’amener à la messe, il « observe le spectacle avec la curiosité d’un entomologiste penché sur les coléoptères ». La mécréance, écrit-il, « qui m’était tombée dessus à seize ans », reste la colonne vertébrale de sa colère. En opposition radicale avec le sentiment religieux, Jankovic paraphe sa désapprobation d’une ruade : « Pas plus que Moïse, nous n’avons foulé la Terre promise après quarante années d’errance. Et nous ne pourrons léguer à nos successeurs qu’au mieux nos désenchantements, au pire les désastres que nous avons causés. » Le monde chamarré de l’immigration, Yvan Jankovic le trace au couteau sur un mur de sa pensée : « Je pense à notre quartier socialement sinistré, à la Macédoine qui l’a façonné, Dariusz le Polak ; Pino le Macaroni, la mère batave de Mine, Hubert le Wallon d’ascendance flamande, nous les Yougos, tant d’autres, Maghrébins, Grecs, Turcs, Africains, strates d’un terreau qui nourrira de nouvelles plantes. Et la Coréenne Soo-Mee, ange gardien de Mamma… » Comme on peut l’imaginer, la distance est courte entre le narrateur et son personnage. Il ne faut pas marcher loin pour rattraper un auteur-éditeur qui met à plat ses plus belles images du passé, qui écrit (et avec quelle maîtrise !) une intrigue où il développe son ADN, long comme une galerie des glaces aux reflets empreints d’ambiguïté… Le mécréant et les veillées de Noël, les femmes, la séduction et l’absence, l’injustice, le malentendu, mais aussi les hauts moments de plénitude… L’entame du roman est à cet égard un véritable bonheur et il pourrait servir de mètre étalon à qui prétend mériter l’impatience du lecteur : « Elle est assise dans son fauteuil électrique, face à la vitre, le dossier droit. Seul dépasse le sommet du crâne, que ceint une aura de cheveux blancs, fins comme des toiles d’araignée. Quelques flocons voltigent dans le cadre. Ils évoquent un téléviseur allumé au creux de la nuit. Combien de fois, passant impromptu sur le chemin de la banque, ne l’ai-je pas trouvée endormie devant le papillonnement hypnotique de l’écran ! » Le décor proustien qui suit s’accommoderait de la chambre de la tante Léonie à Combray : les paquets de gaufrettes pur beurre, la bouteille de Campari, la provision de la semaine : blanc le midi, rouge le soir… Sans oublier le geste d’enfant : « Je la vois se pencher, suivre du doigt la dérive d’un flocon sur la vitre. » Cette qualité encore de situer les éléments du décor avec une précision telle que le lecteur y fond son propre imaginaire. Et le récit progresse, épinglant tour à tour des scènes de vie grises et des images intérieures, souvent plus explicites quelquefois que le visible. Sans oublier l’humour grinçant que Gérard Adam cultive avec malice (et qu’il formalise dans un cornique de répétition roboratif) : « […] on avait rigolé à un banquet des cadres, ha ha ha hâââ… », suivi par « je suis du genre mariole, je passe à travers tout, ha ha ha hâââ ». Entre le genre humain et le narrateur, la table ne s’est jamais vraiment dressée… Sans doute y a-t-il un non-dit qui contamine la moindre pensée commune… Retour à la solitude, retour du récit à la mémoire : « À l’aube de Noël, les soldats britanniques ont été réveillés par un chant venu des lignes ennemies. Stille Nacht, Heilige Nacht… Les Allemands avaient planté des sapins dans la boue. » Et puis cet étrange retour au bercail, à la veillée de Noël à l’imaginaire des flocons… Le curieux rendez-vous improbable que le hasard seul a négocié. À n’en pas douter l’un des plus beaux romans de Gérard Adam. Michel JOIRET, Le Non-Dit n° 117 *
Gérard Adam et un écrivain qui n'a cessé de creuser une matière simple, rude, infinie : comment se fait et se défait une vie ? Que ce soit dans des ouvrages précédent lié au voyage, introspection essentielle qui consiste à se servir du levier de la littérature et du roman en particulier pour entrouvrir les portes les plus secrètes qui sont souvent les balises d'un destin. Le romancier ne cherche pas sa matière dans des événements spectaculaire, le monde et ses fracas suffisent à former le théâtre où il place les personnages de son histoire. Notre histoire personnelle, collective confrontée aux ruptures et aux clashes de l'Histoire. Il sait que si l'homme peut être grand il se voit souvent petit, médiocre, falot, bref indéterminé dans la foule des agités de notre siècle. La guerre, l’exode, les migrations et puis un jour l'enracinement dans une terre de hasard ou de choix et le temps passe de génération en génération pour inscrire ces nouveaux habitants et citoyens dans des habitudes, visions des traditions importées, transformées, voire fantasmées. L’Histoire de la Belgique est marquée sans cesse de ces greffes de populations, migrations, de refuges contre le chaos de la terre d'origine. L'écriture de Gérard Adam se donne à lire par strates, par couches de langage et de registres de parole, ça médite ça réfléchit ça souffre, ça se reprend et continue une vie. C'est la qualité de la plupart de ces personnages. Les dialogue souvent piqués d'une légère ironie, parfois d'un désenchantement devant le temps qui disparaît dans les mémoires oublieuses. « Stille Nacht » met en scène les histoires d'immigration des familles, des vieux, des jeunes ; la sidération devant le temps qui file dans la grisaille du quotidien et son cortège de désagréments. Mais ce qui surplombe le récit, c'est une forme d'humanisme saisi de modestie, sans violence déclarée. La jeunesse d'Yvan a trouvé les marques positives d'une vie à la fréquentation des autres, les Ritals , les Polaks, les immigrés de plusieurs générations qui sont ici, installées dans une Belgique mitoyenne avec le pays d'origine. La guerre 39-45 avait accéléré l'Histoire de ces hommes et femmes qui durent choisir l'exil pour, en arrivant ici souvent dans des conditions très difficiles, participer à une véritable nouvelle histoire nationale. Yvan va vivre les événements politiques du temps, vieillir avec ce temps, se jeter dans le bonheur de la mer toute poche, et arriver lentement au seuil des bilans. C'est quoi une vie ? Des rendez-vous ratés, des rencontres inopportunes, des enchantements, des grâces, la solitude « Stille Nacht » est un roman que je souhaiterais conseiller à tous les « nouveaux belges » si peu au courant de l'Histoire des pays d'accueil et de l'imaginaire de ces habitants construit au fil des générations. Un livre fort, dont la lenteur prête à la réflexion, aux plongées autobiographiques, à la remémoration. Un roman salutaire. Daniel Simon, http://je-suis-un-lieu-commun-journal-de-daniel-simon.com/2017/10/la-vacance-d-une-vie.html *
C'est derrière ce titre simple et intrigant que s'abrite le dernier roman en date de Gérard Adam, directeur fondateur des éditions MEO, mais surtout écrivain lui-même. On se souvient non sans émotion de L'Arbre blanc dans la forêt noire, La Lumière de l'archange (finaliste du Prix Rossel) ou encore De l'existence de Dieu dans le tram 56. Cette histoire-ci se déroule dans la région liégeoise et égrène des tranches de vie dont l'apparente banalité et le réalisme tranquille finissent par recréer une petite musique familière. Car les corons miniers où vit Yvan, le narrateur, fils d'immigrés yougoslaves naturalisés après la catastrophe de Marcinelle, ressemblent comme deux gouttes d'eau à ceux où ont vécu des dizaines de milliers d'autres travailleurs venus du sud et de l'est de l'Europe ou de plus loin encore. C'est le peuple ouvrier de Wallonie qui lutte pour sa survie dans des conditions difficiles mais qui est (était ?) reconnaissant à ce pays de l'avoir accueilli et de lui avoir donné une place dans un édifice social. D'une certaine manière, Stille Nacht est d'abord une collection de portraits chamarrés et touchants. C'est aussi le récit d'une aventure familiale qu'à 70 ans passés, le narrateur se remémore avec nostalgie mais sans apitoiement. Pourtant, le propos de ce roman discret et sensible ne se résume pas au simple déroulement de quelques vies parmi d'autres. Car au détour des péripéties qu'ils affrontent, les personnages que campe Gérard Adam d'un trait fluide et simple se posent quelques questions, de celles que l'on qualifie d'existentielles. Car le vrai sujet de Stille Nacht c'est la vie comme elle va, ici et maintenant, sans fioritures, directe et vraie. Comme on l'aime. Jean-Pol Hecq, Espace de Libertés. *
Un Noël singulier pour un non-croyant qui se pose des tas de questions sur lui-même et sur ses parents. Il vient de voir sa mère qui a, au moins depuis la mort de son mari, renoncé à bien des choses, en particulier aux souvenirs. Il va vers des inconnus en compagnie desquels ses origines étrangères trouvent une sorte d'oasis idéologique, une paix de l'esprit qu'il croyait ne jamais rencontrer tant les obstacles ont été nombreux sur le chemin. P.My, Le Soir | ||